Deux fois Le mal que l’on se fait de Christophe Fourvel
I.
Avec Le mal que l’on se fait , Christophe Fourvel nous offre une histoire dont le héros, « homme sans avenir et sans passé » [1] se meut avec l’idée que « lorsqu’on n’est plus rien pour soi-même reste encore la possibilité d’être le personnage d’un conte. » [2] Et c’est bien à un conte que l’on pense en suivant ce personnage énigmatique dont on ne sait ni d’où il vient, ni où il va, ni ce qu’il cherche. On sait qu’il a 50 ans, que son corps est aérien et qu’il « ne sai[t] pas si [s]es souvenirs sont des souvenirs ou des photographies que l’on recompose dans sa tête. » [3]. Cet homme, on le suit dans un parcours qui lui fera arpenter trois villes, jamais nommées, sur trois continents. Il s’y affrontera à des épreuves dont on pressent qu’elles seront déterminantes pour la suite de sa vie. Chemin faisant, le « il » du récit deviendra un « tu » et, au terme du voyage, un « je » prendra forme et voix. Le voyageur en quête de son image en aura trouvée une avec laquelle être, un peu, en amitié. Cela suffira-t-il pour que le nous lui (re)devienne possible ? « Le courage de mourir n’était rien à côté de ce dépit de ne pouvoir prononcer une phrase qui commencerait ainsi : par nous. » [4] Sur ce point, l’auteur laissera le lecteur trancher…
Donc c’est un conte, avec ses formulettes, ses répétitions, ses épreuves, ses personnages alliés ou adversaires. Un conte, mais aussi un puzzle. Car ce n’est pas un hasard si le tableau qui illustre la couverture reproduit le tableau cubiste Construcciòn du peintre sud-américain Torres Garcia. Non seulement ce tableau est-il celui que le personnage se plait à reconstituer aux heures de plus grande solitude mais encore annonce-t-il l’intention de l’auteur qui a construit son texte comme un puzzle. Sitôt le livre refermé, on se surprend d’ailleurs à en reprendre la lecture pour retrouver les indices disséminées ça et là et qu’on avait négligés ou à peine entrevus. L’histoire devient alors d’une éclatante lisibilité : tout était donné, il suffisait de rassembler les éléments épars. Le mal que l’on se fait installe le lecteur dans la même position que celle du personnage central : relire pour (re)construire - un tableau, une histoire ou une vie.
L’homme égaré sur les traces duquel nous entraine Christophe Fourvel est un voyageur qui, propulsé par la parole d’un moine japonais, s’est mis en quête d’un signe. « Il vérifie que sa réalité peut encore être celle des autres. » [5] On le devine douloureux, coupable, gelé intérieurement. Son passé lui revient à petites touches. Passent alors une grand-mère qu’on ne voit que de dos, une chanson, quelques mots d’espagnol, une maison, une partie de pêche, une autre ville, la guerre, des enfants… Peu à peu, il s’anime.
Si la première ville l’a accueilli par ces mots : « Sois le bienvenu », elle aura pourtant fait de lui un étranger. C’est sans lui avoir livré son secret qu’il en repartira, avec comme seul viatique pour poursuivre sa route le constat final de cette première étape « Tu es encore un peu vivant ». La seconde ville le verra dormir beaucoup, marcher tout autant, et boire. Là encore, un homme inconnu lui adressera un salut de bienvenu, mais c’est un passage au hammam qui entamera le plus sûrement son indifférence :
Ta serviette posée sur ton sexe glisse avec la rotation de ton buste vers le mur et ton corps semble se maintenir, par cette tension, en bordure d’une prière ou d’un effondrement. Tu es désormais vieux, sans désir. Tu es miraculé, rongé par le remords, travaillé par des larmes sèches qui ont colonisé ta poitrine comme des cohortes d’insectes. L’eau appelle le chagrin mais le chagrin te fait du bien puisqu’il te lave.
[6]
Ceci rendra ensuite possible sa découverte sur les rives du Bosphore d’une stupéfiante beauté, « celle qu’on ne questionne pas selon ses goûts ou les modes ». [7] A cette seconde ville-là, l’homme pourra enfin parler. Et lui qui ne lisait jamais, y achètera un roman. Une fois celui-ci terminé, il partira vers une troisième destination qui le ramènera dans la ville d’enfance, celle qu’il avait quittée par bravade d’un « tracer sa route » dont il avait fait son mot d’ordre au retour de ses années d’engagé militaire.
On ne dira rien de ce qui attend le voyageur dans cette ville retrouvée ni de ce qui s’y dévoilera. On ne dira pas non plus ce qui a conduit l’homme sur l’âpre chemin qu’il prend à rebours. « Tu es revenu tard dans ta vie. Un homme ne peut pas aller vite sur ce chemin-là. Il accomplit de petits pas. » [8] On dira seulement que le lecteur gagnera à suivre l’homme - faut-il dire le héros ? - qui en affrontant son passé trouvera une issue possible à la douleur d’exister.
Christophe Fourvel a écrit là un texte dont le plaisir tient tout autant à celui du mystère à percer qu’à celui de son style dont l’apparente simplicité est mise au service de l’analyse subtile des mouvements intérieurs par lesquels un homme qui s’était perdu renoue avec la part sensible de lui-même, la plus fragile certes, mais aussi la plus précieuse parce que la plus vivante.
II.
Un livre parfois ça se lit en appui sur un autre. Lisant Le mal que l’on se fait je me suis surprise à penser à Septembres de Philippe Malone. Je n’aurais pas su dire immédiatement pourquoi. Quel rapport en effet entre un homme qui cherche en voyageant à se réconcilier avec lui-même et un enfant qui se lève et traverse le champ de guerre où sa sœur bien-aimée a disparu ?
Relire l’un, relire l’autre. Fermer les yeux. Accepter de ne pas comprendre tout de suite. Se laisser porter par un texte comme on le ferait d’un rêve.
Et alors, ça :
Et commence le long cheminement de l’enfant bras en croix mains ouvertes dans le couloir obscur et commence la marche lente à tâtons dans le noir la marche du bout des doigts l’avancée de l’aveugle une pupille en main et s’invente le destin guidé par les doigts grêles aux cils délicats
(…)
Et l’air qui passe le chambranle de la porte court sur les mains de l’enfant apaise le tremblant des doigts sur la poignée glacée apaise la vague brûlante qui monte le long du bras tremblante qui monte le long du cou tremblante de la nuque tremblante jusqu’à la bouche ouverte jusqu’aux confins des lèvres et le poing s’ouvre et ferme et heurte et crache et vient fermer le cri prêt à jaillir
[9]
Puis ça :
Tu as été épargné par les horreurs. Tu sortais compter les morts.
Tu te souviens d’une intervention musclée que vous aviez opérée sur un véhicule et des cris d’un jeune homme, les mains en l’air. Achrafieh !, Achrafieh ! disait-il au milieu de quatre types du sud, probablement de Saïda. Il brandissait le nom de ce quartier en ruine comme un drapeau blanc dans un éboulis de poussière et de sang. Tu le méprisais, tu les méprisais tous. Tu as pointé ton fusil vers lui. Tu as pris soin d’endosser la puissance qu’il te fallait endosser ; que l’armée française avait mission d’endosser. Tu n’as rien dit. Tu as plaqué le corps de l’autre contre le métal de l’auto.
[10]
Et enfin, ce bref passage où le voyageur notant que les gens qu’il croise ont l’âge d’avoir connu la dictature se dit qu’« Il a ce lien avec eux, celui de sortir d’un drame où les coupables ont l’audace de se dire victimes ». [11]
Deux livres, face à face. Un enfant seul, Un homme seul. Qui marchent l’un et l’autre. Et la guerre, rencontrée d’un côté ou de l’autre. L’agresseur et la victime. Mais la guerre apporte-t-elle jamais autre chose que du malheur, même à ceux qui ne sont pas du côté des plus faibles ? Voilà donc deux récits portés par la parole forte et dense de deux auteurs qui, chacun à leur façon, l’un frontalement, l’autre de manière plus indirecte, dénoncent la cruauté et les ravages des guerres d’aujourd’hui. Alors oui, le lien apparaît : c’est celui d’une écriture qui refuse la violence des hommes et la peur qui la cause. Et chez l’un et l’autre auteur, ce refus sous-tendu par une même colère sourde :
Pas comme ça le monde.
Non, pas comme ça.
Christophe Fourvel , Le mal que l’on se fait, La fosse aux ours, 2014, 171 p., 16 €.
Philippe Malone, Septembres, Editions Espace 34, 2009, 59 p., 11 €.
Sur remue.net, Christophe Fourvel est là et Philippe Malone, là.