Hélène Frédérick, Forêt contraire
making-of, 2

(Lire l’extrait 1 et l’extrait 3 de ce making-of)

Hélène Frédérick collabore à des revues littéraires et tient un blog (notes obliques) mêlant poésie, réflexions et fiction. Elle a publié deux romans aux éditions Verticales, La poupée de Kokoschka (2010) et Forêt contraire (février 2014), signé des fictions radiophoniques sur France Culture et France inter. La poupée de Kokoschka paraîtra en 2014 dans la « série P » aux éditions Héliotrope (Montréal) pour une diffusion américaine en format poche. La lire sur remue.net.


À l’invitation de remue.net, voici trois extraits du roman forêt contraire (à paraître le 6 février aux éditions Verticales), entremêlés d’extraits choisis de notes de travail et commentaires manuscrits en lien avec l’écriture, tenus dans un carnet au cours de la rédaction, de l’automne 2009 au printemps 2013.

À gauche, les notes du carnet moleskine. À droite, le roman dans sa version finale.

Hélène Frédérick



3.03.10

Dans ce café viennois je me retrouve. Tout au fond, recroquevillée sur un thé. L’angoisse envolée pour encore combien de temps. Je dois élaborer un bon plan pour l’écriture des Liens, pièce retransformée en idée de roman.

Le personnage de Lukas (au lieu de Günther qui remplaçait X). Une narratrice. Une forêt. Cela en parallèle d’une projection du passé qui n’a pas eu lieu, conversations qui n’ont pas existé entre elle plus jeune et Lukas, aujourd’hui disparu. Trouver la structure et le temps idéals. Construction d’une cabane ? ou seulement l’installation ? l’emménagement ? comment faire ? automne-hiver – on sent la neige venir… se déroule en une soirée ? J’aimerais que ce soit possible… Étirer le temps d’une manière magique, comme certains ont su le faire.


16.03.10

Ce que j’ai de commun avec ces écrivains allemands, juifs ou non-juifs : la culpabilité, liée à la féminité (juive ou non).


21.05.10

Je croule sous un poids impossible à définir. Tout m’agresse et me pèse. Tout me dépasse et m’échappe. Y compris le désir d’écriture. Il devient trop grand pour moi qui suis minuscule.


14.10.10

Dans ma tête un fouillis, un fouillis d’impressions plutôt que d’idées. Allons-y, doucement, pénétrons le sujet.


4.11.10

Je cherche ma nécessité. Il y a pourtant des jours où c’est si clair. Où le but n’est plus un obstacle parce qu’il n’est pas important. Il n’y a pas de nécessité.


19.11.10

Calvaire sporadique qui me guette toujours du fond de mon fragile optimisme.


27.12.10

« Il me fallait tout imaginer de Lukas puisque je ne savais rien de lui. Il me fallait en faire un personnage. à M. : J’essaie d’écrire un livre sur quelqu’un que je ne connais pas. En réalité, j’écris pour tenter de le connaître. – Il ne serait pas plus simple pour cela d’aller le rencontrer ? – Impossible : il s’est suicidé il y a * ans. »


Il y a sept ans, je refusais son invitation à déjeuner, deux repas pour le prix d’un, dans un restaurant chinois du quartier qu’on partageait par hasard. Parce qu’il y aurait eu collision de deux détresses, et que l’aquarium, à l’angle des tables trois et quatre, n’aurait pas résisté à l’impact, je le savais. L’aquarium aurait éclaté, il aurait fallu rattraper de justesse les tétras, les guppies, les barbus, les gouramis, peut-être un axolotl, les corydoras, ils auraient glissé entre nos doigts, inutiles pour l’occasion. Non, je n’aurais alors pas pu supporter le regard de Lukas Bauer.

Entraînée dans un tourbillon invisible, inclinée sur le fauteuil, un crayon entre le pouce et l’index, j’y pense, alors que la nuit est avancée. S’il n’y avait pas eu cette stupide invective avec le propriétaire tentaculaire, et le besoin de lui faire ravaler son autorité, si je n’avais pas récupéré ces cartons de livres chez Antoine : on n’en serait pas là, Sophie et moi. On se contenterait de manger une soupe en boîte rapportée du Franprix au pas de course jusqu’au sixième, porte gauche, sans ascenseur, avant de reprendre le petit contrat de traduction du moment, lunettes au bout du nez. On s’en tiendrait à d’autres fantômes, plus parisiens, tirés d’un coin de notre cerveau dédié à un passé moins éloigné.

Je suis excitée par ma nudité exposée aux fenêtres sans rideaux, aux animaux que je ne peux pas voir, émous¬tillée comme l’adolescente qui découvre que son coeur peut battre à l’endroit où les cuisses se joignent, où se dessine une flèche. Sur le trait duveteux quelques doigts papillotent. Nue sur le fauteuil jaune paille délavé, je me demande si cette mascarade n’est pas une manière détournée, un peu couarde, d’appeler André sans toucher à rien. Mon intention était de ne plus voir personne : beau projet, de quoi faire rire ceux qui me connaissent bien. Trois choix s’offrent à toi, « Sophie », puisque c’est ainsi qu’il t’a appelée : un tu te vautres, deux tu te ressaisis, trois tu oscilles entre un abandon au plaisir partagé et la rectitude d’une retraite réflexive, jusqu’à épuisement du lieu.

Quoi qu’il en soit, je regarde Les Liens du coin de l’oeil et ça commence à moins résister. J’ouvre au premier tiers environ : années de plomb, bande à Baader, répression de l’État. Je referme. Qu’avait-il donc fait qui puisse justifier pareille somme de souvenirs ? En tout cas, quand j’y repense, cette nuit où elle l’avait raccompagné, on avait vu s’ouvrir une brèche. Lukas Bauer avait laissé entrevoir une souffrance et il l’avait fait parler sans pourtant prononcer une parole ; malgré lui, il s’était laissé aller dans ces drôles de bras maternels, comme un géant demanderait au lilliputien de le consoler. Contre sa volonté, le temps de compter jusqu’à dix, peut-être quinze, d’intellectuel de gauche à l’esprit batailleur et espiègle il s’était transformé en homme vulnérable. Pour le dire autrement, là où tout se fendillait déjà, il avait craqué, et elle avait perçu son trouble.

(p. 49-51)



1er février 2014
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