Dire je (Éthique et politique d’une écriture en Résidence)


Dire je
(Éthique et politique d’une écriture en Résidence)

Sylvie Cadinot-Romerio, à propos de la résidence de Tanguy Viel au lycée Alfred-Nobel (Clichy-sous-Bois), dans le cadre du dossier transversal ateliers d’écriture en résidence


Certains lieux sont écrasés sous tant d’urgences, politiques, économiques, sociales, qu’une pratique littéraire de l’écriture peut y apparaître comme un luxe inutile, un divertissement un peu vain en regard d’autres actions plus concrètes, ou dans un lycée, de démarches éducatives plus efficaces (comme des exercices d’écriture). Il est cependant une autre sorte d’urgence, moins manifeste mais tout aussi prégnante, une urgence d’ordre symbolique à laquelle cette pratique seule peut prétendre répondre : celle d’agir contre l’inégalité des conditions discursives. Sans doute sommes-nous tous des êtres parlés, et plus ou moins empêchés par l’idée toujours trop simple que les autres se font de nous (pour mieux nous classer et ne plus avoir à y penser). Mais quand on n’a pas accès au discours public, qu’on est sans autorité, quand on n’est pas même reconnu comme un être sachant au moins parler de lui-même et se réfléchir, on est prisonnier de cette idée réductrice (on s’y laisse parfois prendre ; on en vient à s’y conformer). Dans ces lieux, sur bien des plans, relégués, il est donc urgent de réussir à se constituer soi-même sous une forme plus complexe, plus profonde, et assez ferme pour tenir un peu contre le puissant flot des stéréotypes - à savoir une forme littéraire.

La subjectivité qui se construit par l’écriture est nécessairement polymorphe. Le geste même d’écrire pour inscrire (et non pas seulement pour s’exercer) fait naître un nouveau je, un je écrivant, qui est toujours autre que soi, puisqu’il n’est plus alors mû par les nécessités pratiques, pris dans la vie, qu’il est à distance, et puisqu’il est aussi sujet aux métamorphoses : émergeant et filant au long du texte, il échappe, presque par nature, à l’enfermement dans une identité fixe et close. Il s’en constitue toutefois une (autre, mouvante) dans le processus même de l’écriture : quoi que ce je écrive, il s’écrit, même de manière oblique et diffuse, à travers une posture énonciative, un rythme, un choix de mots, … Et qu’il écrive sur soi ou qu’il s’invente un soi fictif, il se diffracte sous les différents aspects de l’être qu’il saisit et en ses différents moments. Sans doute, par sa densité, l’expérience de subjectivation propre à l’écriture est-elle pour tous une possibilité éthique majeure en vue d’une vie accomplie, comme le dirait Paul Ricœur. Mais là où l’on vit à l’étroit dans des représentations de soi imposées, aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur, elle est une nécessité ; et elle possède une portée politique si tant est qu’elle parvienne à une visibilité publique et acquière une dimension communicationnelle. C’est pourquoi elle requiert le concours d’un écrivain : seul il peut, littéralement, la mettre en œuvre.


Le concours que Tanguy Viel a apporté aux lycéens de Clichy-sous-Bois lors de sa première Résidence dans leur lycée a été particulièrement efficient : ils ont écrit et publié avec lui en octobre 2012 Ce jour-là aux éditions Joca Seria. Pour comprendre l’accueil favorable qui a été accordé à ce roman, on peut certes invoquer un transfert d’autorité (le nom de l’auteur ayant fait juger le livre des élèves recevable). Mais ce qui en rend surtout raison est une véritable rencontre, la rencontre de requêtes existentielles et d’une poétique singulière, celle au moyen de laquelle Tanguy Viel traduit dans ses romans l’effort de ses personnages pour exister, et plus encore, leur désir d’être. On pense notamment à la forme de narration dont il les dote, rétrospective et réflexive, qui leur permet de se ressaisir de leur histoire, qui est l’histoire de leur aliénation, de l’interroger, de faire ainsi venir au langage leur pensée, leurs affects réprimés, et donc d’accomplir ce qu’Hannah Arendt appelle leur seconde naissance.

Tanguy Viel a d’abord invité les élèves à élaborer des personnages dans lesquels se projeter, et à le faire de manière fragmentée, kaléidoscopique, afin d’éviter le monolithisme du caractère quand il est déterminé par la seule intrigue, et pouvoir envisager différentes facettes de l’être : les actes, mais aussi les réflexions, les rêveries, les choses vues… Bien que les personnages inventés paraissent stéréotypiques, ayant été puisés dans l’imaginaire collectif des banlieues et les discours médiatiques, ces bribes d’intériorité les soustraient à la platitude de leurs modèles, et leur donnent d’autant plus de profondeur et de complexité humaines qu’elles révèlent leurs fractures (la plupart d’entre eux, par exemple, ne se reconnaissent plus eux-mêmes au récit des faits divers violents dans lesquels ils ont été impliqués). Voici deux fragments de textes parmi les quatre-vingt-neuf dont est fait le roman :


DAVIS

Le geôlier est venu me voir pour me prévenir que j’avais de la visite. C’étaient mon oncle et ma tante, ceux qui m’ont accompagné dans tous mes malheurs dont celui-ci. J’étais heureux de les revoir. Je leur ai demandé des nouvelles de ma sœur, ils m’ont dit qu’elle était sortie de l’hôpital depuis un moment. Elle va bien et viendra me rendre visite demain. Nous avons parlé de tout et de rien. Mon oncle m’a demandé pourquoi j’avais fait ça. La seule réponse que je lui ai donnée, c’est comme s’il y avait une autre personne en moi. J’ai pleuré pendant qu’il me faisait la morale. Je lui ai dit que je ne voulais pas mais qu’il y avait une voix qui me disait "fais-le". Mais quand j’ai vu que j’avais touché Elodie, quand j’ai vu que j’avais blessé ma propre sœur, je me suis senti honteux. C’est pour ça que j’ai pris la fuite. Je revoyais toute la scène, quand je suis monté dans le bus, et que j’ai vu Ryan et Elodie main dans la main, en train de se regarder avec des yeux doux. J’ai commencé à m’énerver sérieusement, parce qu’elle m’avait promis de ne plus le revoir, et elle m’a menti. Le geôlier a toqué pour mettre fin à la visite. Plus tard, il me dira d’éteindre la lumière parce que c’est l’heure. D’abord je prierai et m’allongerai sur mon lit. Puis je repenserai aux bons moments passés avec ma sœur. Puis je finirai par m’endormir.



LA FILLE A LA FENETRE


La noirceur des rues sans lumière, la solidarité entre familles, les magasins qui ferment, le silence dans les zones pavillonnaires, les matchs de foot le samedi, le 601 rempli, les enfants assis et les personnes âgées debout, les courses d’Aldi pour certains et de Lidl pour les autres, les caddies à la main, à l’avant les poussettes, les jeunes qui s’embrassent devant les frères mus, les portes du bus qui se ferment pas, le jour de la prière le vendredi, la panique d’avoir une réputation, le regard froid des passants, les pigeons envahissants, le commerce triangulaire de la drogue qui passe du B2 au B6 pour finir chez des étrangers, les voitures qui explosent en plein milieu de la nuit, le sale regard des médias, la pagaille du marché des Bosquets, la peur de croiser un rat en rentrant chez soi, le mélange des couleurs, le vendredi pour les Musulmans, le dimanche pour les Chrétiens, l’envie d’aller loin des jeunes.



L’écrivain a ensuite composé l’ouvrage en recourant au mode musical de composition qui distingue sa propre prose (lui donne ses modulations rythmiques reconnaissables). Il a, en quelque sorte, orchestré les écrits des élèves afin de donner à leur pluralité une unité polyphonique : il les a mis en œuvre.

« Ethique et politique d’une écriture en Résidence » est une formule pompeuse. On est pourtant tenté de la risquer. La création fictionnelle aura, en effet, permis aux lycéens de faire une expérience d’identité complexe et d’altérité qu’on peut qualifier d’éthique : ils ont créé chacun un je autre voire un tout autre je, comme le sont ces personnages de Ce jour-là qui ne sont pas des « jeunes de banlieue » mais des chauffeurs de bus ou des policiers. Et la lisibilité que l’ultime travail de l’écrivain a donnée à leurs écrits leur aura permis, ne serait-ce qu’un moment, de devenir visibles autrement.


L’efficience de la Résidence de Tanguy Viel à Clichy-sous-Bois aurait pu en justifier le recommencement. Mais cela aurait été négliger la part de hasard que contient toute rencontre, celle qui fait seule, de la question posée et de la réponse donnée, une conjonction heureuse. Si l’écrivain est de nouveau présent au lycée cette année, c’est qu’on a cru possible une nouvelle rencontre, différente, bien que sa possibilité existât déjà en puissance dans la précédente. En effet, le tournant que prenait la poétique de Tanguy Viel vers l’essai ne pouvait qu’apparaître lors des ateliers (notamment dans l’insistance de l’auteur auprès des élèves pour qu’ils explorent la vie intérieure de leurs personnages) ; il laissait entrevoir une autre manière de répondre à la même question fondamentale : comment parvenir à une constitution de soi qui donne assez d’estime de soi pour résister à une aliénation dans des rôles prescrits ? Une réponse possible pouvait être l’abandon du faire semblant de la fiction et le recours à des formes essayistiques.

En effet, dans l’essai, le je réel qui écrit affleure et devient substantiel, tandis qu’il est, dans l’écriture fictionnelle, seulement une instance, sans substance, qui n’est présente que secrètement derrière les formes qui ont été créées. Le voile de la fiction avait d’ailleurs pesé à quelques-uns des lycéens qui l’avaient levé en attribuant à leur créature leur propre prénom. Ce besoin de se manifester témoigne moins d’une propension à l’égocentrement que d’une carence d’espace intérieur distinct, tant ils sont constamment soumis aux empiètements du groupe, aux appels à l’adhésion venus de différentes communautés, virtuelles ou réelles. Sans doute notre condition postmoderne est-elle l’inséparation, comme le dit Dominique Quessada, la connexion et l’interrelation constantes. Mais elle a pour effet d’accroître la vulnérabilité de ceux qui n’ont pas encore pu développer d’egorelatedness, cette relation à soi qui, selon Winnicott, donne la « capacité d’être seul » en présence de l’autre (sans risquer d’immixtion, ou être obligé à des réactions permanentes), et qui rend seule possible, paradoxalement, une véritable relation à l’autre. Or l’écriture essayistique relie à soi parce qu’elle est une mise à l’épreuve de sa pensée, de sa sensibilité, et qu’ainsi, elle incite à descendre en soi.

Dans « La vie aquatique », le premier essai de sa série Icebergs (lue en public puis mise en ligne sur le site ciclic.fr : http://livre.ciclic.fr/actualites/tanguy-viel-icebergs-1-la-vie-aquatique-le-texte-et-la-lecture), Tanguy Viel expose sa nouvelle démarche ; il écrit (après avoir évoqué les figures de Montaigne, Valéry, Georg Sebald ou Cesare Pavese qu’il cite ici) :


À moi qui des années durant me suis attelé à l’écriture de romans, à moi qui ai passé des heures à vouloir construire des dramaturgies et des causalités sans écueil, ce genre d’écrivain semble sans cesse dire : laisse tomber, le monde n’est pas une cascade d’événements, laisse agir l’aléa et la pluralité, ne cherche pas à régenter les forces qui cohabitent en toi. A l’enchaînement des faits substituer le paysage intérieur ? Revenir à l’idée de donner la pensée en mouvement ?



Il choisit désormais l’exploration intérieure :


Il y a là quelque chose d’extrêmement réconciliant, quelque chose qui toucherait au cœur même d’un certain projet d’écrire : celui de se tenir au plus près de sa propre pensée, celui de s’accompagner soi-même dans une vérité fluviale et toujours neuve.



En atelier, Tanguy Viel propose donc aux élèves une relation à soi, en les invitant, par exemple, à essayer leur jugement sur un thème phénoménologique, ou bien à noter leur expérience sensible du monde dans sa particularité :


Qu’est-ce qu’habiter selon vous ? Est-ce sa chambre qu’on habite, son immeuble, sa rue, sa cité, sa ville, son pays,… ? Et que faut-il pour se sentir chez soi ? Est-ce se sentir attaché à un lieu ou rester néanmoins libre de tout lieu ? Peut-être même habite-t-on autre chose qu’un lieu ? Mais quoi ?…


ATHISA

Tous les humains ont un lieu d’habitation favori mais ce qu’ils ne comprennent pas c’est que ça ne leur appartient pas. Ils sont persuadés que ça leur appartient, leur maison, leur chambre mais s’ils déménagent, ces lieux leur appartiennent-ils toujours ? Bien sûr que non. Habiter vraiment un lieu, ce serait habiter un lieu qu’on serait sûr de ne pas perdre, un lieu qui serait définitif, qui n’appartienne qu’à nous-mêmes, même si on déménage. Mais ce lieu existe-t-il vraiment dans la vie ?


Imaginez un endroit qui est lié pour vous à des intensités, qui vous fait éprouver des sensations, des émotions qu’on pourrait appeler « atmosphériques ». Essayez de les capturer comme l’avait fait par exemple Paul Blackburn dans « Bryant Park »


SAMIR

Là, à l’horizon, un champ de bâtiments éclairé par un ciel orangé, presque rouge, des arbres pliés par le vent, presque dansants et peu à peu les bâtiments assombris, les oiseaux dans leur nid, les passants pressés, les visages familiers sous un drapeau flottant sur lequel on peut lire « Collège Robert Doisneau » et trois mots gravés dans la roche « Liberté Egalité Fraternité »




Dans ces lieux qu’on appelle « nos quartiers », la Résidence d’un écrivain n’est donc pas un cache-misère, ou un supplément d’âme, mais une possibilité offerte à ceux qui y habitent de se révéler à eux-mêmes et aux autres. Si on a particulièrement insisté sur ses dimensions éthique et politique, si on a passé sous silence sa dimension esthétique, c’est qu’elle nous a semblé plus évidente. La poétique d’un écrivain est aussi un révélateur d’écritures : elle engendre des événements de parole ; elle dévoile des manières d’être dans la langue.

Sylvie Cadinot-Romerio

9 mai 2015
T T+