Dis-Cursus, œuvre auto-générative ensorcelante
La continuité est un leurre, c’est la conclusion qui s’était imposée au physicien Jean Perrin après qu’il avait observé indirectement les atomes, pour la première fois au début de ce siècle. Cette idée trouve sa valeur dans nos vies qui ne sont pas si minuscules. Car il n’y a pas une telle chose comme une suite logique aux mots que les autres prononcent, aux images qui impressionnent nos cerveaux, aux pensées qui nous viennent, aux souvenirs que l’on garde d’avoir vécu tout cela. Rien ne suit rien. De là peut-être, cette intuition que le monde est avant tout fragmentaire, déchiré, interrompu.
Dis-Cursus est une installation auto générative, l’œuvre d’Anaïs Escot (écrivain) et Denis Vedelago (vidéaste). Cette oeuvre se trouve exposée dans l’espace multimédia de la bibliothèque Kateb Yacine d’Echirolles, dans la périphérie de Grenoble, jusqu’au 19 février. Elle est fascinante.
Devant nous, une fenêtre-image horizontale découpée en quatre rectangles. Chacun de ces rectangles offre un écran sur un fond coloré uniforme (de gauche à droite : vert d’eau, dauphin clair, lavande passée, marron). Sur chacun de ces écrans, un bout de film de quelques secondes est répété quatre ou cinq fois, ou bien c’est une phrase qui s’écrit lentement, puis s’efface, puis se réécrit lentement, deux ou trois fois de suite. Par ailleurs, un dispositif sonore nous fait entendre d’autres phrases, des sons, de la musique, de petits bruits familliers.
Chacun de ces fragments arrive suivant un ordre qui est déterminé par le hasard. L’ensemble prend l’apparence de trois listes qui s’égrènent, se mêlent, s’interrompent, s’échangent sans cesse :
Choses vues :
Une femme porte une tasse de café à ses lèvres.
Une toupie tourne.
Un homme court sur une plage déserte.
Un couple se promène sur une jetée.
Dans un appartement des années 70, une femme se lève pour aller caresser un fauteuil.
Un homme ouvre un annuaire et cherche un nom.
...
Choses entendues :
« Il y a ceux qui répondent à la question du bonheur par le travail, et puis les autres. »
Une porte qui claque.
Des pas.
Une cigarette qui se consume.
...
Choses lues :
« Le ciel craque, se déchire, les nuages sont engloutis dans la boue. »
« On ne peut pas se souvenir de ce qui n’existe pas. »
« Ca ne se termine que beaucoup plus tard, à la nuit tombée. »
...
Le monde, le voilà. Ce n’est pas l’histoire que l’on en fait. Il n’a pas le sens qu’on voudrait lui donner pour le comprendre. Il n’a pas de raison. Pas de logique. Rien.
Et pourtant quelque chose se dit de nos vies qui est profond. Et nous restons, ensorcelé, comme le personnage de La dernière bande de Beckett, qui passait et repassait l’enregistrement de ses souvenirs sans arriver à comprendre ce qui s’était passé ce jour-là qui fut tellement important pour lui, et que rien ne signale sur la bande qu’il écoute maintenant.