« Ecrire écrire pour lire à tous »
« Ecrire écrire pour lire à tous » (séance du 10 mars 2006)
Cette fois-ci, ils s’agissait de lancer plus vite les enfants dans l’écriture, même s’ils sont merveilleusement réceptifs à tout ce qu’on peut leur lire ou leur montrer ; en effet, j’ai ce jour-là commencé chaque séance comme promis, c’est-à-dire en amenant avec moi un livre à toutes ses étapes : manuscrit, tapuscrit, épreuves, maquette de couverture, livres d’une même collection. En CE2 A, Thomas nous a d’ailleurs fait la surprise de nous montrer un livre de poésie écrit par sa mère, dont il a lu un poème, nous promettant pour la prochaine fois celui écrit pas sa grand-mère ! ( Hélas, plus tard, ce livre s’est révélé égaré dans la maison de celle-ci, j’espère qu’un jour Thomas s’amusera à le retrouver !) J’ai ainsi pu parler des différences entre éditeurs. Puis j’ai fait passer de table en table un manuscrit bien raturé pour bien leur faire comprendre à quel point l’usage du blanc ou de la gomme est à éviter, nous privant de toutes les « couches » du texte, des retours possibles à d’anciennes versions.
Je tenais d’autant plus à ce préambule qu’il m’a permis de leur annoncer que Mr Naitali et moi allions leur donner les poèmes de la dernière fois sous deux formes : leur feuille manuscrite et leur poème tapé et mis en page par moi. J’avais choisi certains poèmes pour être montrés à tous sous ces deux formes, afin de discuter ensemble de l’importance pour la compréhension, l’appréciation et l’interprétation d’un poème de sa disposition dans la page et de sa mise éventuelle en vers. Les interventions sur les poèmes présentés ont été nombreuses et variées, deux surtout me reviennent. Nathan s’écriant spontanément devant le poème d’Ilyès : « Mais il est fou ! », remarque qui m’a bien amusée car quand on connaît à la fois le poème et l’écriture si régulière de Nathan, ce que n’est pas du tout celle d’Ilyès, on comprend sa -stupéfaction, laquelle m’a permis non seulement d’introduire son propre texte aux yeux de tous, mais l’idée de singularité. Je me souviens aussi de la très pertinente réaction de Sid Ahmed devant cet extrait du poème de Kyllian :
Des arbres vivants qui font peur à tout le monde
Et des ballons vivants qui mangent du poissonUn soleil rouge qui parle et joue au foot
Comme nous avions déjà pas mal discuté du pourquoi et du comment du découpage en strophes, il a eu cette idée que j’aurais pu découper ce passage ainsi :
Des arbres vivants qui font peur à tout le monde
Et des ballons vivants qui mangent du poisson
Un soleil rouge qui parle et joue au foot
…en raison de la rondeur commune aux ballons et au soleil. J’ai pu alors vraiment insister sur la multiplicité des versions, les introduire au plaisir de la manipulation non arbitraire.
Mais déjà nous retrouvions le plaisir de lire à voix haute son poème aux autres, ce qui était fait après chaque poème examiné ainsi que pour ceux qui me semblaient achevés. Plaisir de faire entendre aux autres ce qui avait été trouvé par soi seul, mais aussi plaisir de s’amuser de son propre texte, et d’en rire vraiment : Ilyès et ses bouteilles d’eau bilingues, Thomas ravi, et il a bien raison, de son saloon final (quelle bonne idée en effet de finir un poème bourré de mots déformés en mots inconnus par un mot bien existant mais qui, en transformant « salon » en « saloon », nous transporte brutalement ailleurs, au Far West. A voir Thomas l’expliquer aux autres, il était évident qu’il était parfaitement conscient de la belle surprise). Le si beau poème de Jordan a suscité beaucoup de réactions contradictoires : il avait vraiment touché un thème très complexe et important pour eux, celui de la liberté. Les enfants ne se lassaient pas d’appliquer ce dilemme – choisir entre le bonheur des punitions inexistantes et la solitude totale – à de nombreuses situations. Enfin tout ceci nous a pris pas mal de temps, très vivant. J’ai donc renoncé à mon idée d’exercice de reversification d’un poème de Prévert pour démarrer le temps d’écriture.
Certains enfants ont pu finir leur poème. Je ne vais pas tous les citer ici, au moins quelques surprises fortes. Le poème de Romane, dont les deux premiers vers écrits la semaine précédente ne m’avaient pas laissé imaginer ce déferlement de désespoir, suivi d’un ultime sursaut qui désole encore plus :
Dans mon pays il y a beaucoup de monde
Dans ma maison il y a dix chambres
Toute ma famille y vit
Pays où les maisons sont bizarres
Les gens sont tout petits pas plus grands qu’une fourmi
Ils ne parlent pas toutes les langues
Dans ce pays on fait des tunnels sous la terre
Si on a peur on ne peut plus sortir
Les gens ne savent pas écrire
Il n’ont pas à manger et tout le monde meurt
De faim
Il y a des corbeilles avec des pistolets, matraques, couteaux, chapeaux, bottes
100 ans après tout le monde meurt et aussi les enfants et les fleurs fanées
Mais le lendemain
Les fleurs fanées redeviennent de jolies tulipes,
Il y aura de la nourriture
C’est comme ça que se termine mon histoire
Plus heureux, celui de Nasroudine, ébloui par un grand frère décidément très très grand :
Dans les maisons jolies il fait beau
On y rentre à la maison
Je vais voir
Dans ma chambre mon frère qui couche dans un grand lit très grand jusqu’en haut
Ma maison qui parle
Quand je rentre
Je vois mon frère
Je m’inquiétais un peu pour Coralie, car le pays de ses rêves était obstinément un centre commercial où règnerait la gratuité. Mais finalement, quelques mots échangés, le rappel des poèmes des camarades lus précédemment lui ont permis de prendre un grand virage. Certes, elle s’est appuyée sur les licornes du poème de Laura sa voisine, mais les siennes sont bien belles !
Dans mon pays, il y a des monstres partout qui mangent les gens, heureusement ils revivent tout de suite après.
Ils détruisent toute la ville. Heureusement on a des pouvoirs magiques, on peut tout réparer : on a des yeux bizarres et les monstres sont partis.
Dans mon pays on a des licornes, leurs cornes brillent dans le noir.
On a des poissons sans dents mais qui mordent les arbres , mordent les pieds.
J’ai bien insisté auprès d’elle pour savoir si ce poème lui plaisait vraiment, si je ne l’avais pas forcée à aller sur un chemin qui n’était pas le sien, elle m’a assurée que non. La fantaisie cruelle de certains poèmes entendus a aussi lancé plus facilement dans l’écriture certains enfants un peu bloqués ou ayant de grandes difficultés en expression écrite, que le maître a eu la bonne idée de regrouper autour de lui pour leur laisser la possibilité de lui dicter ce qu’ils trouvaient. Quel plaisir de voir Pierrick, qui la fois précédente n’avait pu écrire sur sa feuille que son nom, commencer cette fois un poème avec entrain avant même que les autres commencent, pendant le moment de lecture à voix haute. Voici le poème qui l’enchantait en même temps qu’il l’écrivait :
Dans ma maison
Il y a des requins qui jouent à la PS2
Des souris qui regardent la télé
Des dauphins qui font du sport
Des poissons qui ont des ailes de dragons
Un chat qui a huit pattes et dix yeux
Des serpents qui sont en queue
Des putois dans un ascenseur, des piranhas en mur
Des montagnes en eau, des grues volantes
Un cartable en feu, un vrai chat en réveil
Un hélicoptère sur Mars
Un crocodile qui est gentil
Un requin qui parle, des stylos qui voient…
Samantha, elle, continuait à avoir du mal à avancer dans son texte. Il ne fait donc que quelques mots, à peine osés. Heureusement la poésie est généreuse, et fait vibrer le moindre élan sincère :
Dans mon pays il y a du bonheur
Il y a de l’amour et de la tristesse
Et tout le monde est
Content
Tout le monde est
Gentil
Paradis
A d’autres enfants j’ai fait une nouvelle proposition d’écriture, inspirée d’un poème d’Alberto Nessi, mais qui s’est révélée trop difficile pour eux :
Continue chaque début de strophe avec plusieurs vers. Tu peux reprendre les mêmes noms communs ou en trouver d’autres en plus ou à la place. Tu peux changer l’ordre du poème sauf pour la fin. Attention, le dernier vers doit rester tout seul, sans rien après.
Il ne faut pas dire feu si…
Il ne faut pas dire pluie si…
Il ne faut pas dire automne si…
Il ne faut pas dire amour si…
Il ne faut pas dire beauté si…
Il ne faut pas dire patrie si…
Il ne faut pas dire ciel si…
Il ne faut rien dire si…
En effet, même s’ils ont écouté avec une concentration remarquable ce long poème assez difficile, il s’est avéré que ces enfants sont trop jeunes pour ne pas tirer cette proposition vers le refus de la contradiction, l’expression en anaphore étant ressentie par eux seulement comme une injonction à la logique, et là où j’espérais un élan déployé, un appel, je n’ai eu parfois que des rappels à l’ordre comme ceux-ci :
Il ne faut pas dire amour si tu n’es pas amoureux
Il ne faut pas dire soleil s’il y a de l’ombre
Il ne faut pas dire serpent si tu as peur
Il ne faut pas dire soleil est si tu as chaud
Il ne faut pas dire pluie s’il y a une inondation
Il ne faut pas dire lumière si tu es bien éclairée
Il ne faut pas dire appartement quand tu as un pavillon
Il y a eu quelques tentatives ludiques, par exemple : Il ne faut pas dire feu si c’est un policier. Mais très rares, et sans doute involontaires, ont été les plus belles réussites :
Il ne faut pas dire feu si tu as peur de l’eau
Il ne faut pas dire automne si tu as peur des feuilles
Il ne faut pas dire nuage si tu ne penses pas au Père Noël
Il ne faut pas dire ciel si tu n’aimes pas la mer
Il ne faut rien dire s’il fait noir
Deux textes font exception, parce que leur auteur s’est libéré de la structure proposée. Jordan, qui n’ayant guère d’idées, et très perturbé par la confiscation par son maître de sa petite voiture ( il a écrit ce poème en pleurant) a préféré choisir sa propre anaphore, laquelle d’ailleurs n’est pas sans relation avec sa colère désespérée contre Ilyès, responsable de la confiscation et dont il s’était écarté en changeant de place :
Il ne faut pas dire feu si tu as peur du feu
Si tu n’as pas envie de t’en approcher
Si tu n’as pas envie de le toucher
Si tu n’as pas envie de l’éteindre
Si tu ne veux pas marcher dessus
Si tu n’as pas envie d’en avoir assez
Quant à Laura, elle faisait à nouveau montre d’une vraie autonomie en poésie, saisissant la moindre occasion de jouer avec les sens et les sonorités des mots :
Il ne faut pas dire marraine si ce n’est pas une reine
Mais on peut dire un cheval qu’on aime à sa façonOn peut mentir en disant vrai
Mais il ne faut pas qu’on aime alors que ce n’est pas vrai
Quand on cause on peut causer des problèmesQuand c’est le printemps il faut prendre son temps
L’après-midi, je retrouvais les CE2 B, qui attendaient avec impatience les poèmes que j’avais promis de leur photocopier. Ils les ont eus en fin de séance, très soucieux de les mettre en lieu sûr.
Comme nous n’avions pas encore eu le temps d’écrire quoi que ce soit la semaine précédente, après la présentation des différentes étapes de l’objet – livre, nous nous y sommes mis tout de suite. Avec eux j’ai eu envie de tenter quelque chose de tout à fait nouveau. Et encore une fois, le malheureux exercice de reversification prévu a été sacrifié, car j’ai préféré utiliser autrement ce poème de Prévert, extrait de Paroles :
La première pour voir ton visage tout entier
La seconde pour voir tes yeux
La dernière pour voir ta bouche
Et l’obscurité tout entière pour me rappeler tout cela
En te serrant dans mes bras.
Je leur ai donc proposé de trouver de nouveaux compléments de but, sur ce modèle (j’ai changé « allumettes » en « bougies », pour qu’ils puissent imaginer des visions d’ampleurs plus variées) :
La première pour voir
La seconde pour voir
La dernière pour voir
Et l’obscurité tout entière pour
Très vite il a été évident que cette proposition, non seulement est très adaptée à leur âge, mais permet de leur faire sentir deux exigences indispensables dans la création : l’unité ( la série des allumettes) et le don de la surprise, de la rupture ( le dernier vers). Ils l’ont si bien compris que, comme j’avais pris l’habitude de présenter chaque production avant qu’elle soit lue à tout le monde en disant ce qui en faisait la cohérence, si je tardais un peu trop à le faire, il y avait toujours l’un d’entre eux pour me demander : « C’est quoi l’unité ici ? »
Voici deux poèmes qui ont bien ce sens de la cohérence :
La première pour voir une licorne
La seconde pour voir un loup
La dernière pour voir un tatou
Et l’obscurité tout entière pour être sur la terre
Avec mes nouveaux copains les animaux
(Nicolas)
La première pour voir la lune qui est jaune comme le soleil
La seconde pour voir le soleil qui est blanc
La dernière pour voir le tonnerre vert
Et l’obscurité tout entière pour regarder tout en même temps
(Aurélien)
D’autres sont remarquables par la bifurcation finale :
La première pour voir la lune argentée
La seconde pour voir le soleil doré
La dernière pour voir les belles étoiles qui brillent
Et l’obscurité tout entière pour jouer avec un chien mignon et gentil
(Chloé)
La première pour voir la lumière
La seconde pour voir le tableau
La dernière pour voir la chaise
Et l’obscurité tout entière pour les animaux.
(Deva)
La première pour voir dans les lumières sont éteintes
Dans tous les pays
La seconde pour voir les étoiles
La dernière pour voir la lune
Et l’obscurité tout entière pour que toute la ville soit à moi
(Sherley)
La première pour voir l’invisibilité dans la nuit chaque nuit
La seconde pour voir la gentillesse du coeur
La dernière pour voir le soleil
Et l’obscurité tout entière pour les cœurs durs
(Jordan)
(J’ai eu envie d’isoler le dernier vers, si fort).
D’autres encore m’ont émerveillée dans tout leur mouvement : le balancement binaire de celui de Kenny :
La première pour voir la lune et la lumière
La seconde pour voir l’avenir et le destin
La dernière pour voir des hiboux et des chouettes
Et l’obscurité tout entière pour la nuit, l’orage.
La somptueuse nuit de fête racontée par Natacha :
La première pour voir la lune briller pour éclairer les amoureux
La seconde pour voir les feux d’artifice
La dernière pour voir les chevaux en train de dormir
Et l’obscurité tout entière pour dormir moi-même.
Ou au contraire les sombres égarements dits par Wesley :
La première pour voir une étoile filante qui brille
La seconde pour avoir vu
Des empreintes de pas sur la lune
La dernière pour voir une clé abandonnée
Plus petite que le cœur de l’enfant
Et l’obscurité tout entière pour le monde entier.
Autre avantage en effet de partir de ce texte de Prévert : le thème de la nuit peut susciter des poèmes qui vont toucher au vif. Ainsi William, qui n’avait pas vraiment compris les consignes, sans attendre ma venue près de lui s’est lancé dans un texte assez embrouillé mais dont j’ai dégagé ce quatrain puissant :
L’obscurité tout entière vient dans mon lit
Je vais tomber
Dans mon trou de terre
Eva aussi est assez perdue en général, je me perdais moi-même dans les multiples bougies répétitives de son poème ; j’en ai gardé trois, mais aussi cet ajout qu’elle a fait sans doute par désoeuvrement, serré dans un coeur dessiné en rouge et que j’ai installé entre parenthèses, parce qu’il est peut-être la clé, ou l’une des clés, du poème :
La première pour voir dans le noir
La seconde pour voir le petit Chaperon Rouge
La dernière pour voir les lumières du soleil
Et l’obscurité tout entière pour regarder la lune
(Je t’aime Mémé)
Mais elle n’a pas été la seule à prolonger ainsi son poème, pour la simple et touchante raison – et le phénomène avait aussi eu lieu le matin, d’où certains poèmes un peu « gâchées » à mon sens – que rajouter quelque chose à son poème permettait de revenir le lire devant la classe, grand plaisir pour la quasi totalité d’entre eux, quelque soit leur niveau en lecture. Voici donc quelques poèmes « prolongés » pour le plaisir (mais parfois je me suis permis de raccourcir un peu ces « bis » !) :
La première pour voir un nuage bleu clair
La seconde pour voir une île déserte
La dernière pour voir l’océan désert comme elle
Et l’obscurité tout entière pour un paradis miraculeux
J’aimerais des îles aux quatre coins du monde
(Axel)
Mais parfois le prolongement est une vraie belle surprise :
La première pour voir la lune
La seconde pour voir l’eau
La dernière pour voir les anges
Et l’obscurité tout entière pour voir le monde
Un ange marche
Vole comme un papillon
Et Dieu nous protège
Comme un sabre de fer
Les lumières s’allument les lumières s’éteignent
Quand les lumières s’allument
Le bonheur vient
Quand les lumières s’éteignent
Le bonheur part
Le cœur s’ouvre
Le sang coule
Le cœur se ferme
Le sang glisse
(Fatou)
Trois bougies une à une allumées dans la nuit
La première pour voir une rose toute rouge flâner
La seconde pour voir un chaton boire du lait blanc
La dernière pour voir les étoiles briller dans le ciel noir
Et l’obscurité tout entière pour une belle nuit
Des gens sont tristes à pleurer
D’autres joyeux
Qu’ils se donnent des baisers d’amour !
(Mehdi)
Trois bougies une à une allumées dans la nuit
Pour voir le monde briller avec les étoiles
Et l’obscurité tout entière pour écouter le ciel
L’ange a peur
Il se cache derrière la lune
Quand il n’a pas peur
Il se met à côté du soleil
(Didem)
Ariane Dreyfus
Lire le journal de la première séance de cet atelier.