"Lire avant d’écrire"

« Lire avant d’écrire », séance du 3 mars 2006. Atelier mené avec deux classes de CE2 de L’école Henri Arles de Bonneuil – sur – Marne (professeurs, Mr NAITALI et Mr MBOG)

Quelques jours avant de rencontrer les enfants, j’ai découvert Le nouveau magasin d’écriture d’Hubert Haddad. En feuilletant les pages consacrées à la poésie, je suis tombée sur ce qu’il appelle « la chambre d’échos », qui consiste en une lecture à voix haute par chacun des participants tour à tour d’un très court extrait d’un livre de poésie ouvert au hasard. Sorte d’anthologie du vers unique orale et improvisée. J’ai vraiment aimé cette idée car elle permet à tous de faire un pas décisif vers la poésie, de sentir la magie des mots par la fragmentation quasiment arbitraire, d’indiquer que le langage poétique est un pas de côté par rapport au langage courant, en raison de l’écoute extrême qu’il suppose, de déplacer tout le monde en même temps ailleurs. Par bonheur, avec les deux classes, cette expérience, que je tentais donc pour la première fois, a été positive, a trouvé un tel écho qu’elle a pris plus de temps prévu dans la séance.
_ Je suis ainsi entrée dans chaque classe avec une véritable valise de livres. Livres soigneusement choisis en fonction du « jeu » proposé, on s’en doute :
1. anthologie de Jaccottet
2. anthologie du vers unique de Schéhadé
3. Rien que l’amour de Lucien Becker
4. Poèmes d’Yves Bonnefoy
5. La connaissance du soir de Joë Bousquet
6. De seuil en seuil de Celan
7. Le livre des anges I et II de Lydie Dattas
8. Poésies de Desbordes-Valmore
9. Destinée arbitraire de Robert Desnos
10. Capitale de la douleur et L’amour la poésie de Paul Eluard
11. Morceaux de ciel de Claude Esteban
12. A la lumière d’hiver de Jaccottet
13. Pensées sous le nuages de Jaccottet
14. L’effet fantôme de Yannick Liron
15. L’ombre la neige de Maximine
16. Dans nos recommencements de Meschonnic
17. Tout entier visage de Meschonnic
18. Voyageurs de la voix de Meschonnic
19. Je n’ai pas tout entendu de Meschonnic
20. Les ennuagements du cœur de Yves Namur
21. Les chants de la merci de Marie Noël
22. Œuvre poétique d’Anne Perrier
23. Ne tirez pas camarades d’Albane Prouvost
24. Des cendre au jardin de Rochedy
25. L’homme descend du songe de Rochedy
26. Lèvres sans voix d’Erwann Rougé
27. Alparegho d’Hélène Sanguinetti
28. Le nageur d’un seul amour de Schéhadé
29. Millet l’ancien de Skacel
30. Le pays qui n’est pas d’Edith Södergran
31. Le monde est rond de Stein
32. Les maisons brûlées de Henri Thomas
33. Les jours heureux de Wilcock
(Il s’est avéré que ces livres se prêtent très bien au prélèvement d’un vers, quatre maximum quand ceux-ci sont très courts).

J’ai présenté mes consignes en ouvrant devant eux L’anthologie du vers unique de Schéhadé, dont les pages si blanches les ont bien surpris. Et en me lançant moi-même une première fois sur un autre recueil. Bien sûr, les enfants m’ont demandé ce qu’était un vers (décidément, cet exemple est parfait pour ouvrir une série d’ateliers !). J’ai représenté au tableau deux pages contenant des lignes, l’une en prose, l’autre en vers. En nous interrogeant sur le pourquoi d’aller à la ligne avant que la première finisse, nous avons pu ainsi discuter de l’importance des blancs en poésie, et, de fil en aiguille, de son équivalent pour l’oreille : le silence ; ce qui nous a permis de préciser au préalable les exigences d’une bonne lecture à voix haute : articulation, voix assez portée, débit ralenti. Et nous avons pu aussi nous débarrasser allègrement de cette idée sinistre : « mettre le ton » : comment le faire sur un poème que l’on ne connaît pas ?
Chacun est alors allé chercher un livre parmi ceux étalés sur une table par quelques camarades que j’avais désignés, et les autres avaient été bien impatients d’y accéder eux aussi : j’essaye toujours de créer le désir du livre par l’envie de le toucher, par la découverte tactile. C’est pourquoi j’accueille toujours avec beaucoup d’attention les remarques spontanées des enfants sur le poids du volume ou autres détails concrets, et même je les incite à en prendre conscience, comme l’extrême douceur de certains papiers par rapport à d’autres par exemple. Tout est bon pour individualiser un livre, un auteur. J’ai pris soin aussi d’expliquer que certains livres étaient bilingues.
J’ai désigné un meneur ou meneuse de jeu qui donnait la parole à chacun tour à tour, j’ai d’ailleurs dû en désigner plusieurs, tant cette fonction leur faisait envie. L’élève nommé devait alors se lever et seulement après ouvrir le livre au hasard pour donner à entendre ce qui lui tombait sous les yeux. ( J’ai découvert à ce propos en cours de séance que cette interdiction de prévoir et donc préparer ce qui va être lu est extrêmement importante, surtout avec des enfants si jeunes : sans elle, ils seraient moins enclins à être attentifs aux autres, trop concentrés sur leur propre lecture à venir). Ce qui m’a touchée dans les moments qui ont suivi, c’est le désir de tous, absolument tous, de lire aux autres. Et pourtant, certains peinent encore dans ce domaine, et ont eu besoin de mon aide. Cette difficulté n’a rien empêché, y compris le désir de lire une deuxième fois, cette fois un passage plus long et choisi par eux, car telle a été la demande dans les deux classes. J’ai hésité, par crainte que le jeu réitéré finisse par les ennuyer. Mais tous, dans les deux classes, ont insisté. Prolongement du reste préférable à la deuxième proposition de Haddad à partir du même corpus : réduire encore l’élément lu à un demi-vers, un groupe nominal, un seul mot… et passer assez rapidement d’une voix à une autre dans l’espoir, toujours un peu utopique, que surgisse un presque poème collectif. Je ne l’ai pas tenté, à cause des difficultés de certains à la lecture.
Difficultés qui ont fait aussi que finalement j’ai été plus présente que prévue au cours de la lecture, pour aider, encourager, lancer quelques commentaires sur tel ou tel passage. D’ailleurs il est arrivé que l’auditoire réagisse fortement, ainsi Jordan scandalisée par « Il est plus facile de mourir ». S’en est suivi un petit débat sur le sens , ou plutôt les sens possibles de ce vers, et j’ai pu ainsi insister sur les ouvertures de sens favorisées par la fragmentation. Je me souviens aussi que peu de temps après c’est un vers assez terrible de Celan que l’on a entendu, et j’ai trouvé alors bien venu de parler de son suicide, puisque celui-ci éclaire à sa façon le fameux vers dont nous avions parlé.
Dans la classe de l’après-midi, au fur et à mesure que les camarades défilaient, j’ai vu que plus l’heure approchait où je remballerais tous les livres, de plus en plus nombreux étaient les enfants qui s’étaient mis à recopier un poème. Initiative émouvante, mais dont je ne saisis pas encore bien toute la signification. Etait-elle liée à l’impossibilité où j’ai été, en raison de la récréation et du prolongement du moment de lecture, de les lancer dans l’écriture d’un poème, prévue et d’ailleurs annoncée par le maître la veille ? Possible. J’ai alors proposé de revenir la prochaine fois avec la photocopie pour chacun de ce poème élu. A ce moment-là, tous, à l’exception d’un seul, en ont vraiment choisi un. Mais ce geste- là est différent, je sens qu’il procède plus du besoin de recevoir quelque chose comme les autres. Après coup, je me dis que finalement, le mieux aurait été d’avoir le temps de les laisser recopier le poème sur une feuille ou un cahier à eux comme ils avaient commencé à le faire. Pour le vrai chemin alors accompli avec sa main vers l’autre et aussi vers la poésie, pour cette appropriation où le corps, la pensée, et aussi de son temps, est investi. L’important n’est finalement pas d’avoir le poème, mais de continuer ce rapport intime avec lui, commencé par la lecture. De remonter du poème imprimé au poème à la main. Cela aurait été une belle et vivante introduction à l’écriture d’un poème à soi tout à fait. Je me promets d’y songer une autre fois !
Avec la classe du matin, j’ai eu le temps par contre de lancer une proposition d’écriture. Mais toujours pas celle que j’avais prévue car il restait à peine 30 mn. D’ailleurs j’étais curieuse de leur proposer quelque chose que je n’avais jamais tenté : parler de son pays ou de sa maison tels que leur cœur peut les rêver, sur le modèle d’une part de « Qu’il vive » de Char (Les matinaux) et d …˜autre part de « J’ai bâti l’idéale maison » de Frénaud (Il n’y a pas de paradis). Il faut dire que j’aime infiniment ces poèmes, mais je n’étais pas sûre de l’intérêt de les proposer comme modèles, car je crains toujours que pousser les participants d’un atelier à s’exprimer que leur « idéal », ce soit aussi les pousser vers des discours convenus. Mais il restait peu de temps, tout juste assez pour tester en quelque sorte les choses, et l’absence totale de consignes formelles me permettait de découvrir un peu ce qu’il en était de la poésie en eux. Comme il répugnait aux enfants d’abandonner tout à fait les livres que j’avais amenés, ils ont pu les garder sur leur table, libre à eux d’ailleurs de les feuilleter pour se donner une impulsion pour leur propre poème.
Dès que j’ai lu que l’un d’eux rêvait d’une belle piscine dans sa maison, j’ai insisté sur la différence entre une maison dans une publicité et une maison dans un poème : celle de Frénaud n’a même pas de toit ! Cela dit, l’univers du luxe avec de jeunes enfants verse assez vite dans celui du conte, comme pour Sarah (j’ai de moi-même mis en fin de poème l’étonnant vers avec les bougies) :

DANS MA MAISON EN OR

Ma maison est en or même le canapé et la télé,
Mon lit, ma brosse à dents, mes casseroles, mon bain.

_ On y met très fort la musique
Mes bougies bougent tous les soirs.

Pour Elodie aussi :

Dans mon pays la pluie tombe tout le temps !

Les maisons des voisins sont bizarres :
Celle de droite est en or, vraiment tout !
Celle de gauche en argent.


Il y a donc eu, bien sûr, des poèmes de pure fantaisie, comme celui d’Ilyes :

Dans ma maison
Il y a une piscine avec des poissons et des requins.
Un lit très haut.
Dans ma maison il y a une forêt avec des loups et des renards et des éléphants très maigres
Et des chats avec la plus grosse des têtes.
Il y a des dauphins qui savent marcher très bien.
Il y a des enfants très beaux.
Il y a des bouteilles d’eau qui savent parler français et chinois.
Et des chiens qui prennent leur douche tout seuls.



Fantaisie heureuse, comme ici ou avec Quentin, absolument enthousiaste dès qu’il a su qu’il pourrait parler de sa passion :

Dans le pays où j’habite il n’y a pas de maison,
Il n’y a que des joueurs de foot.
Ce qui est très marrant là-bas,
C’est que le stade bouge
Quand les joueurs sont devant les buts
Comme s’il ne voulait pas
Qu’ils marquent un but.

_ Thomas, quant à lui, se réjouissait de défigurer plaisamment les mots, à tel point que j’ai dû lui conseiller de prévenir son lecteur !

Dans ma maison bizarre les mots sont bizarres :

Les pasonnes danchent et santent comme des charoles
Moi je dorte dans ma samberre et je danche dans le saloon !


Fantaisie ludique aussi chez Laura, qui a su se souvenir d’un petit moment que nous avions passé à discuter tous ensemble en début de séance de l’ homonymie entre« vers » et « ver » (on verra qu’elle a songé à un autre). Elle s’est souvenue aussi de ce jeu de mots de Rochedy lu précédemment par un camarade : « Je ne vois pas la vie en prose » :

Dans mon pays j’ai une amie qui s’appelle Cabrie et qui est un cabri.

Dans mon pays j’ai des chevaux noirs, des chevaux blancs, des chats pachas, des lamas crachas.

Dans mon pays je suis jolie,
J’ai une robe rose et j’écris en prose

J’aime aussi le vert, écrire pour faire des vers.

Dans mon pays les hommes sont arc-en –ciel,
Les femmes sont des femelles.

Il y a des licornes de toutes les couleurs.
Dans mon pays les choses sont bizarres
Et me plaisent beaucoup.

Mais de ce poème, c’est le simple « Dans mon pays je suis jolie » qui me bouleverse, car c’est un vaillant aveu : Laura a un bec de lièvre.

Parfois les rêves des garçons bien sûr explorent la violence et le refus de la fusion :

La maison de mes rêves serait en cristal métallique blanc

Aucun oiseau n’y pénètre
Il n’y a ni porte ni fenêtre ni toi

Je serais le seul à pénétrer dans ce cube
Avec un plancher tout froid
(Bastien)

Une maison sans murs et un ciel noir

Des arbres vivants qui font peur à tout le monde
Et des ballons vivants qui mangent du poisson

Un soleil rouge qui parle et joue au foot

Un chat noir qui change de couleur
Et des nuages qui changent de forme

Des sapins qui sont méchants mais coquins
Des chiens méchants mais bizarres
(Kyllian)


Dans ma maison il y a un arbre fluo des poissons dorés
Il y a des pommes noires

Il y a des doigts pleins de sang
Des pierres qui changent de forme et des nez pointus
Des piranhas herbivores et des gens qui croquent leur oreille
(Maxime)

Nathan, par contre, comme on voit dans son poème à quel point il veut bien faire en poésie et dans la vie ! Scrupules, dont on peut craindre, on s’en doute, qu’ils ne bloquent certains élans non contrôlés qui font les poèmes vivants. Mais au fond, la limpidité aussi est belle :

Dans mon pays il y a
Des arbres fleuris
Des animaux libres
Des personnes gentilles
Des cabanes pour y habiter
Et des mers très douces.

Dans mon pays c’est toujours l’été
Dans mon pays personne n’a de chagrin
Dans mon pays il n’y a aucun mort
Et pas de maladies.

Pareillement Inès, dont j’ai gardé bien sûr le choix d’une disposition aérée, bien respirante. Mais j’ai mis en fin de poème ce vers qui se déploie si bien, qui contraste magnifiquement avec le côté « sommaire » des précédents, qui ont leur noblesse propre, celle de la simplicité du cœur . Après l’écriture de son poème, Inès a eu le visage resplendissant devant ma réaction encourageante et m’a confié : « Moi, c’est toujours comme ça quand je pense à la poésie, je veux toujours dire que je voudrais que tout soit bien ! »

JE VOUDRAIS DANS MON PAYS

Je voudrais que ce soit toujours l’été

Je voudrais que l’école soit facile

Je voudrais aider les gens et les enfants

Je voudrais avoir beaucoup d’amis

Je voudrais qu’on soit bien habillés

Je voudrais que mon pays soit propre

Et que les plages au soleil s’illuminent merveilleusement bien

Terriblement poignant par contre le poème de Jordan, qui montre à quel point il ressent que l’absence de limites, loin d’être un rêve – même si c’est le souhait premier de tout enfant, car je pense que Jordan y a songé parce qu’il fallait parler de son idéal - est le malheur absolu pour un enfant :

Le pays ressemble à un vaste monde

Sans pitié

Imaginez un monde sans personne

Où vous pouvez faire ce que vous voulez
Où vous ne savez pas ce qui s’est passé
Tout seul dans votre coin

Ariane Dreyfus


Ariane Dreyfus sur remue.net.
Le journal de la deuxième séance de l’atelier mené à Bonneuil.
Le journal de l’atelier mené à Bobigny avec une classe de sixième.
Tous textes © Ariane Dreyfus.

29 août 2006
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