Ecritures Démiurgiques 1
François Rastier, sémanticien, linguiste, est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, où il anime l’équipe Sémantique des textes. Il est l’un des principaux théoriciens de la linguistique de corpus, qui consiste pour l’essentiel à recentrer la linguistique sur de réelles productions langagières (orales et écrites) et non pas sur de seules constructions théoriques.
Sa revue, Texto, en ligne depuis 1996, est une référence pour qui s’intéresse au sens des textes littéraires, entre autres à la portée et aux limites des ontologies.
Cet article a été publié dans Visio, en 2002, v. 6, n°4. Il est édité ici en quatre parties, soit une partie par semaine. Cette semaine, première partie, les Textes combinatoires.
Hyperboloïds of Wondrous Light
Rolling for Age through Space and Time
Harbour those Waves which somehow Might
Play out God’s holy Pantomime
Alan Turing
Comme tout ce qu’on appelle nébuleusement le virtuel, les écritures numériques donnent lieu à des exaltations new Age et attirent les condamnations hâtives d’auteurs qui entendent pourfendre les simulacres, crever la baudruche Internet [1]. Loin des excès d’honneur et des exécrations, le sang-froid s’impose, car le bouillonnement des idées, même fausses, reste en lui-même bienfaisant, et pourrait périmer bientôt l’avant-gardisme académique qui a stérilisé l’art moderne et post-moderne.
Ambigu, le mot d’écriture peut renvoyer tant au support graphique ou plus généralement sémiotique qu’aux styles qui s’en emparent. Sans dissiper cette ambiguïté, partout présente dans les débats actuels, je m’appuierai sur elle pour souligner que si le support peut conditionner certains aspects des styles, il ne les détermine aucunement. Par ailleurs, tout support technique concrétise et suscite des désirs d’expression, qui peuvent cependant dissuader d’en exploiter toutes les possibilités. Ainsi l’évolution du matériel cinématographique, jusqu’à la caméra vidéo digitale, n’a cessé d’ouvrir l’éventail des possibilités stylistiques, jusqu’à supprimer le plateau, les limites temporelles des prises, etc. Cependant, la suppression de contraintes empiriques n’entraîne pas par principe un essor esthétique, car la ruse des créateurs a toujours su tirer des effets artistiques des contraintes pratiques ; au demeurant, une œuvre “pauvre”, comme une gravure sur cuivre, peut être aussi bouleversante qu’une installation immersive.
Le virtuel mériterait ce nom si l’on partageait une image chosiste de la matière ; or, outre qu’il n’est pas moins matériel que ce qu’il remplace, dans le domaine des sciences de la culture, nous n’avons pas affaire à des choses, mais à des phénomènes [2]. Comme l’a établi Saussure, les langues n’ont rien de matériel et ne sont faites ni d’idées ni de sons, mais de sens et d’images acoustiques — d’où l’échec des linguistiques positivistes. À ce titre, les langues pourraient bien être dites virtuelles elles aussi ; du moins la linguistique, relevant des sciences de la culture, peut revendiquer quelque expérience de cette “virtualité” que partagent tous les objets culturels. En outre, si le numérique a permis l’interopérativité technique des sémiotiques à l’œuvre dans le multimédia, le problème des relations entre sémiotiques n’a évidemment rien de nouveau, et là encore, l’étude des langues peut apporter des suggestions, car toute manifestation linguistique met en jeu plusieurs sémiotiques.
Les brèves réflexions qui suivent aborderont successivement la littérature générée par ordinateur, l’interactivité, notamment narrative ; enfin, les principales conceptions de la création artistique, appliquées aux œuvres numériques [3].
1. Textes combinatoires
Théories anciennes et techniques nouvelles. — L’histoire de la photographie et celle du cinéma montrent que ces techniques concrétisent en fait de séculaires réflexions théoriques sur la vision et sur la perspective. Mieux, la manière de concevoir et d’organiser des œuvres en utilisant des techniques nouvelles dépend de traditions culturelles et répond à des problèmes esthétiques restés en suspens : par exemple, le cinéma a concrétisé d’une manière inattendue la théorie romantique du roman, celle de l’œuvre totale.
Même considérées dans leur aspect graphique le plus élémentaire, les écritures numériques concrétisent encore des théories préexistantes et radicalisent des pratiques antérieures. Par exemple, la possibilité dans un traitement de texte d’utiliser des caractères cachés témoigne de la tradition de la rature [4] , tradition fort riche en littérature — on a souvent joué sur cette assonance.
Si nous manquons d’études sur les pratiques d’écriture sur papier, nous manquons a fortiori de données d’enquête sur les pratiques de création multimédia. Par bonheur, elles n’ont pas encore constitué de traditions ni de problématiques propres et se trouvent donc encore préservées des routines académiques.
Littérature combinatoire. — Les théories de la création multimédia dont nous disposons ne peuvent se juger à l’aune des pratiques [5]. Cependant, des théories de la générativité du langage, voire de l’interactivité, ont précédé et préparé de longue date les moyens techniques qui fascinent aujourd’hui. La générativité calculatoire était à l’œuvre dès les premiers essais de l’Ouvroir de littérature potentielle (alias Oulipo), bref dans toute l’effervescence autour de la littérature combinatoire qui a précédé l’usage effectif des ordinateurs pour la création littéraire.
Ses historiens l’ont négligé, la naissance de l’informatique elle-même semble liée à des réflexions sur les théories combinatoires du langage qui se développent à partir du XVIIe siècle. En d’autres termes, ce n’est pas l’informatique qui a permis la littérature combinatoire, mais les recherches en littérature combinatoire qui ont accompagné les premières réflexions sur la puissance générative des langages formels. Chez Leibniz, à qui l’on doit comme on sait la numération binaire de nos ordinateurs, matière paradoxale du “virtuel”, et qui fut selon Wiener le “saint patron” de la cybernétique, ce thème s’affirme dès sa Dissertation sur l’art combinatoire (1666), où il étudie notamment les permutations de lettres et de mots.
En effet, la littérature combinatoire a connu un âge d’or à l’époque baroque, friande d’anagrammes et de cryptogrammes. On y a exploré trois paliers de la puissance combinatoire, celui des lettres, celui des mots et celui des strophes. Le premier doit beaucoup sans doute à la mantique des anciennes prophétesses, qui composaient des mots en jetant des carrés de bois portant des lettres, mais aussi aux réflexions cabalistiques sur le nom caché dans la Torah, ce nom divin dont les lettres combinées ont créé l’ensemble de l’univers. Elles ont d’ailleurs connu de nos jours un regain imprévu avec la notion purement métaphorique de “code génétique”, code dont les lettres, nouveau tétragramme, symbolisent quatre molécules.
Quant à la combinatoire des mots, voici par exemple ce que l’on appelle un vers protéen : Tot tibi sint dotes, caelo quot sidera, Virgo [Vierge, tu comptes autant de vertus que le ciel d’étoiles]. Ce vers du jésuite Bauhusius [6] est susceptible de 1024 permutations, soit autant que le ciel, selon Ptolémée, compte d’étoiles, et que la Vierge célébrée compte de vertus [7].
Étudiant la combinatoire au sein des strophes, François Le Lionnais, dans sa préface à Cent mille milliards de poèmes, mentionne un distique de Harsdörffer susceptible de produire 39 916 800 distiques. Mais son contemporain Juan Caramuel y Lobkowitz a fait mieux : dans son Primus calamus (1663), il présente une machine ou “labyrinthe” capable de produire 9 644 millions de milliards de quatrains, puis une autre de 20 millions de milliards, deux cents fois plus puissante que celle de Queneau.
La réflexion rhétorique, qui jouait alors le rôle d’une théorie de la communication, privilégiait les textes plus abondants et les plus variés possibles. L’idéal oratoire unit en effet la copia — l’abondance — à la varietas, pour le plus grand plaisir, et notre Puteanus s’écrie : “Quae varietas, ea voluptas !” Érasme, dans son De copia, invoquait déjà Protée, éponyme du vers protéen : “On évitera un si grand mal [l’ennui] si l’on sait traduire la même pensée en plus de formes que ne s’était changé, dit-on, Protée” [8].
Cependant, même en quantité, la génération assistée peut être dépassée par l’improvisation : au cours d’une mémorable séance d’improvisation, Saikaku, à la fin du XVIIe, produisit 23 500 haïkus ; soit trois fois plus, en vingt-quatre heures, que le générateur de haïkus installé par Balpe à Beaubourg en 1987 pour l’exposition Les Immatériaux. Saikaku devint romancier et la machine de Balpe irait certes plus vite aujourd’hui. Mais l’abondance est-elle encore si séduisante ? Alors que chacun cherche à se protéger des flots de données, le problème cependant n’est pas de produire plus de haïkus, mais moins, et de meilleurs, qui ne soient pas de simples combinaisons de jolis mots, mais témoignent de saisies originales : il reste à concevoir la machine qui éliminerait les haïkus sans grave défaut mais sans intérêt, comme ceux qu’écrivait dans sa prison un célèbre politicien concussionnaire. Aucun logiciel ne peut évidemment exercer la rigueur critique qui reste celle des meilleurs auteurs — et des meilleurs lecteurs [9].
Certes, la combinatoire semble productive tant que l’on combine des lettres — encore que cette combinaison produise des foules de non-mots ; mais dès que l’on combine des mots, elle ne produit que des chimères, car une phrase ne se réduit pas à une collection de mots, ni un texte à une collection de phrases, etc [10].
Cependant, la combinatoire ne résout à sa manière que le problème de l’inventio, non celui de la dispositio. Ainsi, les textes combinatoires réduisent en général le récit à des réitérations de péripéties, et ne se préoccupent pas de varier les techniques de la narration — exceptons Perec ! Enfin, sans lien avec un contexte situationnel déterminé, ils restent indépendants de l’actio, c’est-à-dire du moment propice, du ton, des gestes de l’orateur qui sont devenus ceux de l’auteur, ou du moins du narrateur.
En somme, produit aléatoirement, un livre écrit par personne pour personne peut-il intéresser quelqu’un ? Il lui manquera toujours la dimension de l’adresse, et cela lui ferme toute l’herméneutique de la question et de la réponse. Par ailleurs, n’ayant pas de contexte initial qui lui confère son sens et sa nécessité, il ne peut s’adapter à d’autres contextes ni devenir un classique — c’est-à-dire une œuvre qui se renouvelle avec les époques, parce qu’elle était radicalement nouvelle dans la sienne. Une œuvre classique ne peut jamais être complètement comprise, car elle dépasse les intentions et les théories qu’elle met en pratique.
Puisqu’une combinatoire ne peut se dépasser elle-même, comment donc la dépasser ? Bien loin de l’Infocom, les textes oraux ou écrits ne se réduisent évidemment pas à des combinaisons de signes transitant par un canal de communication. Il ne suffit plus de récuser la conception technologique de la communication et le fameux modèle Émetteur / Récepteur, qui vient des télécommunications, et convient beaucoup mieux aux téléphones qu’aux humains, même instrumentalisés ; il faut encore réfléchir sur la multiplicité des langages, percevoir l’arrière-plan des corpus en arrière-plan de chaque texte, de chaque phrase, et qui permettent de les comprendre.
En fait, nous sommes devant deux problématiques bien différentes. Celle du signe, de tradition logico-grammaticale, fait dériver le sens du “message” de la combinatoire d’unités élémentaires. En revanche, la problématique du texte est issue d’autres traditions, comme la tradition rhétorique et la tradition herméneutique [11]. Pour elles, le sens n’est pas contenu dans une sorte de vocabulaire préfixé des mots ou des lettres. Il résulte de la textualité et de l’intertextualité : les textes sont faits de textes et en engendrent d’autres. Aussi, aucune combinatoire ne peut produire ce mode supérieur de complexité. Le sens reste en effet inséparable des facteurs de textualité, c’est-à-dire de création d’univers, d’atmosphères particulières, d’effets de réel nouveaux, mais aussi d’intertextualité : reconnaître de façon critique les liens que l’on conserve inévitablement avec les traditions représentatives, faire deviner leur présence, reste ainsi une condition pour faire émerger du nouveau.
[...]
La semaine prochaine,
2. La créature peut-elle créer ?
[1] En France, de Baudrillard à Finkielkraut, de Breton à Wolton, la liste est longue.
[2] Ces phénomènes sont eux-mêmes appréciés en fonction de préjugements ; par exemple, malgré les éloges appuyés des disk jockeys sur le caractère “vivant” du vinyle, le son numérique ne diffère pas grandement du son analogique, acoustiquement parlant.
[3] Il n’y a pas d’art numérique, il y a des artistes qui s’emparent des supports numériques pour en faire un matériau esthétique.
[4] Comparons, par exemple, les brouillons de Flaubert et ceux de Proust : avec le même dispositif technique, ces auteurs mettent en œuvre des pratiques bien différentes d’inscription spatiale, de ratures. En général, Flaubert enlève 60% de la masse du texte vers le huitième et le neuvième brouillon (il en entassait souvent une quinzaine pour le même passage) ; en revanche, Proust utilise d’autres techniques, additions buissonnantes, ajout de paperoles, etc.
[5] Les pratiques ne sont pas simplement des applications des théories. Pour en juger, il faudrait distinguer la théorie à l’état spéculatif et la théorie à l’état pratique : ces deux états reposent en général sur des jugements ou des préjugés en partie comparables, mais leur cousinage reste problématique tant que la notion d’application n’est pas éclaircie par une théorie de la pratique.
[6] Jesu epigrammatum selectorum libri V, 1616. Cf. Hallyn, F. (1992) “Un artifice de peu de poids…” — poésie expérimentale au XVIIe, Théorie, Littérature, Enseignement, 10, pp. 19-34.
[7] Son confrère Puteanus — alias Henri van de Putte — les énumère effectivement dès l’année suivante. Les bons Pères avaient aperçu que les grands nombres côtoient l’infini parmi les énigmes fondatrices des mathématiques comme théologie formelle.
[8] Œuvres choisies, trad. J. Chamarat, Paris, Gallimard, 1991, p. 241.
[9] Les meilleurs auteurs de la littérature combinatoire, comme Jean-Pierre Balpe, savent programmer en écrivains leurs systèmes, et choisir dans leurs productions les séquences les plus intéressantes, quitte à les mêler non sans malice avec des séquences écrites “à la main”.
[10] Chimères s’entend ici par allusion à la biologie, où il désigne des tissus de culture, sans organisme ni couplage avec l’environnement.
Les grammaires génératives de naguère, comme celle de Chomsky, procédaient d’ailleurs de la tradition combinatoire : elles entendaient énumérer automatiquement, par des moyens informatiques, non seulement l’ensemble des phrases grammaticales des langues attestées, mais encore des langues possibles. Cependant, sans même parler des langues possibles, les phrases possibles des langues attestées, même grammaticales, n’ont pas de sens, car elles sont dépourvues de contexte et de situation.
[11] Cf. l’auteur, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001.