Eirikur Örn Norddahl, Les vertiges d’Agnès
Illska, Le Mal, un roman de Eirikur Örn Norddahl, traduit de l’islandais par Éric Boury (éditions Métailié, collection Bibliothèque nordique).
L’héroïne et pivot du roman, Agnès Likauskaite, « venait de Jubarkas, une bourgade lituanienne qui comptait en 1940 environ cinq mille cinq cents habitants dont deux mille trois cents Juifs. Aujourd’hui Jubarkas compte quatorze mille âmes et pas un seul Juif ». Ça ne rigole pas chez Norddahl. Le vertige des chiffres – ceux-là et quelques autres – annonce l’abîme dans lequel l’auteur islandais prendra soin de nous plonger.
Le livre s’ouvre sur un décompte des disparitions dues à l’Holocauste.
En 2009, Agnès a une trentaine d’années et elle rédige un mémoire sur les mouvements populistes de droite en Islande, où les néonazis tiennent une grande place.
Elle rencontre Omar, un jeune homme un peu perdu dans la vie qu’elle abrite de son aile.
Elle rencontre aussi, pour l’interviewer, Arnor, qui a étudié à l’Université et qui est néo-nazi.
Elle a un fils de l’un des deux, sans savoir lequel. Omar craque et met le feu à leur vieille bicoque.
La tonalité générale du roman est là.
Reste à remonter le temps et à faire se croiser les hantises des uns et des autres. Six cents pages plus tard, Agnès ne se sentira pas forcément plus légère, mais elle aura réussi à sauver sa famille, Omar, l’enfant et elle. Entre-temps, sans ralentir le rythme, sans nous épargner quoi que ce soit de la tragédie qui a ravagé le village et les arrière-grands-parents d’Agnès en 1941, Norddahl aura entrecroisé les trajectoires de ses protagonistes, fictionné la documentation énorme qu’il a brassée, et dressé un portrait attachant de son trio déchiré, le néo-nazi Arnor compris. Mais la reine du livre est sans conteste Agnès. Agnès a quitté le village lituanien de ses parents pour la capitale islandaise, et elle ne revient à la maison que pour s’enfermer au grenier travailler sur ses obsessions. Agnès croit qu’elle a davantage soif de compréhension que d’amour, Agnès est fascinée par Arnor, émue par Omar, Agnès enfin, est mère d’un petit Snorri, lequel, vraisemblablement, la conduira enfin ailleurs que dans le passé.
Dans la dernière partie, Norddahl donne la parole à ce bébé. Beaucoup d’esprit de sérieux dans les pensées qu’il lui attribue. Heureusement que le roman a nettoyé à peu près toutes les plaies de la mémoire brûlée de sa mère Agnès et de son père Omar.
Le roman entier suffoque de sérieux, mais Norddahl nous entraîne et nous embarque par temps de tempête. De temps en temps, Agnès respire sous un ciel étoilé ou sur une terrasse à Rome, nous aussi.
L’une des plus belles parties du livre est la longue fuite d’Omar après l’incendie. Maintenant qu’il a brûlé leur maison, fou de désespoir, cherchant un sens à la vie, il visite le monde et tous ces lieux hantés par l’Holocauste, une façon de repasser par le corps d’Agnès, par son corps intérieur, obsessionnel, avant de revenir en Islande, pour la retrouver.
Avant les retrouvailles, Norddahl, dans un savoir-faire consommé, insère la partie insoutenable du livre, la lente tuerie organisée par les collabos lituaniens et les nazis dans la province où vivaient les arrière-grands-parents d’Agnès. Il expose tranquillement les faits, met en scène avec minutie le théâtre de la cruauté, ne cesse de repousser l’inéluctable entre les deux familles amies, jusqu’à l’horreur pure.
On pense aux Hutus et aux Tutsis et, plus proche de nous, à l’ex-Yougoslavie. On pense que l’inhumanité se loge en secret dans l’humanité et profite de chaque occasion pour sortir au grand jour. On pense que les politiciens savent exploiter à fond cette possibilité. On pense que c’est atroce. On pense que c’est ignoble.
Norddahl le pense aussi.
Et Arnor dans tout ça ? Le mystérieux Arnor ? Pour distiller l’horreur qui se passe à Jubarkas, Norddahl entrelarde l’histoire d’Arnor et nous la sert par fragments. Arnor, enfant précoce qui apprit à lire en même temps qu’il découvrait l’instabilité du monde. Arnor, gamin chétif, chef de bande qui ne se salissait jamais les mains. Arnor qui se servait à lui-même de parents, car de père il n’avait pas, Arnor criminel en herbe, Arnor en quête de figures tutélaires qui rencontre l’héroïsme néo-nazi, Arnor étudiant brillant, mal à l’aise avec son corps. Arnor enfant perdu, trouvé par Agnès.
Le reste se tisse au fil des possibilités et des impossibilités que chacun met à construire sa vie et à la rendre vivable. Vertigineux.