Eléna Truuts | Axant
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De Paris, je est une composante disparue. Des courriers s’acheminent et ne pourront parvenir. Ici, l’hiver va être beau. Ça sent le bois de sapin, les canneberges, les mandarines. Comment ai-je pu oublier que j’aimais autant l’hiver ? À Saint-Pétersbourg, on parle un pidgin french parfait, d’une francophonie personnelle, presque inexistante, celle des médiathèques. On va dans des réceptions. J’aime sentir le poids des peaux mortes, j’ai un manteau de fourrure. Je n’écris plus pour l’université. Je jalouse encore les titres de leurs appels à contribution, publications, communications de colloque que je m’amuse à amasser, puis à détacher les parties de ce corps qui va croissant, à les décortiquer. Je thésaurise ces trésors, ensuite. C’est aussi entièrement comme si je m’étais retrouvée au milieu de quelque chose comme une réunion qui vient de se terminer. Tout le monde est encore là, sur le point de partir, des regards se croisent. Il en reste encore de la cohérence dans la distribution des rôles, mais les liens commencent déjà à se défaire, autour d’une coupe de mauvais champagne. On s’en va perplexe sans jamais trop savoir si c’est le moment où. Dans l’air du moment, c’est tout ça sur un fond vide. Une nouvelle en mangera une autre, les thés seront interminables, et puis - hop, c’est parti ! - vivre.
On ne se rendort plus, saisi par le moment. Il faudra bientôt aller réveiller les enfants dans la chambre d’à côté, leurs vêtements de voyage les attendent déjà sur les chaises. Le mois arrivant à sa moitié, on ouvre grand la fenêtre de la chambre d’hôtel sur la rue Maïakovski, qui laisse courir ses accents, ses propos futuristes. Mes filles tourneront devant le miroir qui a effacé son tain et puis on descendra prendre le petit-déjeuner. Le quartier est une carte pop-up, vous voyez les enfants, une carte postale - et j’ouvre ça.
En bas, un asphalte poreux aspire la poudre froide.
J’ai fait mes affaires - terminé les parties de tarot chez les riches commerçants tous venus creuser leurs carrières - et je « vis sur les valises », on dit ça ici. Mais les gens d’ici ne vont nulle part, ne connaissent pas les caravanes, ne pleurent plus les sols perdus : saisi pour jamais par l’habituel moment de silence dans la pièce d’entrée d’un logement exigu, on inventorie les personnes et les objets d’un départ ordinaire.
Je suis au Novotel déjà depuis une semaine, car nous avons rendu les clés de notre appartement à Petrogradka. Une attente trop terne passe dans des entretiens téléphoniques, se cache dans les recoins, dans les tiroirs, ça mine toutes les structures. Je revois déjà le jour où je reviendrai et chaque matin j’épluche l’ennui des quotidiens.
Peut-être revois-je encore le jour où je reviendrai.
Il arrive que les gens qui reviennent entraînent le plus possible de témoins dans la rencontre avec les lieux où ils avaient vécu. Concierges, chats de gouttière, graffitis, passages interdits, anciens collègues, amis d’un soir participent à ce défilé fier. À un grand rendez-vous amoureux public où l’on fait visiter le quartier de son passé pour plaire, où il suffirait de glisser un propos peu signifiant dans l’oreille de la rue pour se faire entendre partout. Tiens, ici une grille à la place de la vieille porte de bois. Il paraît qu’il n’a pas été repeint depuis quatre-vingt-dix-huit, ce pan de mur jaune. Je vivais avec quelqu’un d’autre à l’époque. Non, je vivais toujours seul à l’époque.
Les lieux changent lentement.
Au matin, on passe pour des complices en longeant quais, lignes, rues jaunes d’une île Vassili à sept heures d’été ensoleillée, en marchant partout où il en reste encore.
Vivrons-nous comme ça de longues années en expatriés touristes ? Or, je ne cesserai jamais de traduire ces lieux dans mes pauvres mots des circonstances. Mes enfants seront découragés par ma vie, cette vie d’homme sans âge.
Enfant, j’apprenais le français avec la méthode Grenadine. Il y avait, dans le livre de l’élève, « La ronde des bois » à écouter et à lire. Le dessin simple accompagnant le petit poème naïf à retenir était un paysage soleilleux : champ, forêt, collines, cours d’eau. La maîtresse nous a fait remarquer qu’en regardant l’image verticalement, on pouvait voir les traits du sorcier des bois, personnage de la ronde.
En effet, c’était lui qui nous faisait des clins d’œil, les bois étaient sa barbe, il respirait avec sa poitrine de pelouse au rythme de son cœur de clairière.
Fin juin, Saint-Pétersbourg, deux heures du matin. Il écoute le va-et-vient des propos déchirés par les pleurs. Il devient de plus en plus évident qu’elle ne pourra pas faire carrière à l’université, en Russie et en France : des repères lui manquent après son retour. Mais surtout à chaque fois elle dérape, elle glisse au cœur des futilités.
Ça doit être l’état le plus moderne, de vivre une vie précaire. La précarité rend arrangeant pour tout ce que l’on négocie avec soi-même : on devient son propre marchand. Mercenaire, on se prostitue comme un vieil agent immobilier.
Ça l’étonne juste avec combien de facilité vulgaire elle crie l’éventualité de passer à la situation où elle pourrait faire commerce de son corps pour subvenir à ses besoins : « En aucun cas je ne te demanderai de l’argent, je préférerais aller faire le tapin plutôt que de te demander de l’argent si j’en ai besoin, me vendre une fois, deux fois et pour beaucoup d’argent plutôt que d’être payée à l’heure pour un travail à la chaîne ! » Dit sans vraiment savoir. Comment ça se passe tout ça, combien ça peut être glauque. Elle est encore maintenant protégée par l’honnête pudeur laborieuse de son milieu social, dès l’enfance escortée par ses tantes, interdite du premier venu, du n’importe quoi.
Au nord, l’été est presque arrivé, mais elle ne sait toujours pas ce qu’elle va faire.
Je sais qu’il m’écoute même quand je dois me taire. Alors, je ferme les yeux et je reviens au paysage-personnage vu dans Grenadine quand j’apprenais le français, à cette image imprimée en série, sécurisante. Et lui, à cet instant, il est cette écoute vaste comme un champ étendu dont il émane une sorte de tiédeur, ainsi respirant.
Moins de mots, mais plusieurs moments. Impossible de dire même un « pense à moi ». Dans ce bout de ma prose, il y a des lieux pauvres. Et de la boue, partout, je ne me suis pas trompé. Du linge qui souffre, accroché au vent. Or, aucune géométrie céleste : ce pays paumé n’a pas d’autre paysage. Pour arriver à la gare, il faut faire un détour, ça nous déroute, on dérive.
Sous les tentes, un marché se déroule, expose des mailles sur des cintres habillant les murs improvisés en grosse toile, des jeans en tas, des mannequins en plastique ayant enfilé des sous-vêtements à motif léopard, des chaînettes et des boucles en toc. La grâce de ce lieu grince, crie comme sous nos pieds les fragments du sol en planches.
Et c’est là aussi que l’image de La Malinche surgit, et, de plus en plus instamment, sa voix se fait entendre. J’ai des lignes à écrire sur elle, femme traître malgré elle, à mi-chemin entre rationalité et désordre.
La Malinche. Loin des plages de Veracruz, son rêve des soieries acryliques et des crèmes, un soleil jeune et froid. Elle sème les mots, se mêle des discours administratifs, saisit les propos, traduit, manigance. La Malinche parle plusieurs langues, en produit des discours illimités. Elle s’y cherche, elle cherche ainsi à se définir, mais ses discours fins sont incessants. Elle aurait aussi essayé plusieurs tenues, plusieurs apparences de toutes les femmes ordinaires de toutes les nationalités. D’abord, pour plaire indéfiniment à son homme et puis pour échapper enfin à sa propre définition.
***
On ne se rendort plus, saisi par le moment. Il faudra bientôt aller réveiller les enfants dans la chambre d’à côté, leurs vêtements de voyage les attendent déjà sur les chaises. Le mois arrivant à sa moitié, on ouvre grand la fenêtre de la chambre d’hôtel sur la rue Maïakovski, qui laisse courir ses accents, ses propos futuristes. Mes filles tourneront devant le miroir qui a effacé son tain et puis on descendra prendre le petit-déjeuner. Le quartier est une carte pop-up, vous voyez les enfants, une carte postale - et j’ouvre ça.
En bas, un asphalte poreux aspire la poudre froide.
J’ai fait mes affaires - terminé les parties de tarot chez les riches commerçants tous venus creuser leurs carrières - et je « vis sur les valises », on dit ça ici. Mais les gens d’ici ne vont nulle part, ne connaissent pas les caravanes, ne pleurent plus les sols perdus : saisi pour jamais par l’habituel moment de silence dans la pièce d’entrée d’un logement exigu, on inventorie les personnes et les objets d’un départ ordinaire.
Je suis au Novotel déjà depuis une semaine, car nous avons rendu les clés de notre appartement à Petrogradka. Une attente trop terne passe dans des entretiens téléphoniques, se cache dans les recoins, dans les tiroirs, ça mine toutes les structures. Je revois déjà le jour où je reviendrai et chaque matin j’épluche l’ennui des quotidiens.
Peut-être revois-je encore le jour où je reviendrai.
Il arrive que les gens qui reviennent entraînent le plus possible de témoins dans la rencontre avec les lieux où ils avaient vécu. Concierges, chats de gouttière, graffitis, passages interdits, anciens collègues, amis d’un soir participent à ce défilé fier. À un grand rendez-vous amoureux public où l’on fait visiter le quartier de son passé pour plaire, où il suffirait de glisser un propos peu signifiant dans l’oreille de la rue pour se faire entendre partout. Tiens, ici une grille à la place de la vieille porte de bois. Il paraît qu’il n’a pas été repeint depuis quatre-vingt-dix-huit, ce pan de mur jaune. Je vivais avec quelqu’un d’autre à l’époque. Non, je vivais toujours seul à l’époque.
Les lieux changent lentement.
Au matin, on passe pour des complices en longeant quais, lignes, rues jaunes d’une île Vassili à sept heures d’été ensoleillée, en marchant partout où il en reste encore.
Vivrons-nous comme ça de longues années en expatriés touristes ? Or, je ne cesserai jamais de traduire ces lieux dans mes pauvres mots des circonstances. Mes enfants seront découragés par ma vie, cette vie d’homme sans âge.
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Enfant, j’apprenais le français avec la méthode Grenadine. Il y avait, dans le livre de l’élève, « La ronde des bois » à écouter et à lire. Le dessin simple accompagnant le petit poème naïf à retenir était un paysage soleilleux : champ, forêt, collines, cours d’eau. La maîtresse nous a fait remarquer qu’en regardant l’image verticalement, on pouvait voir les traits du sorcier des bois, personnage de la ronde.
En effet, c’était lui qui nous faisait des clins d’œil, les bois étaient sa barbe, il respirait avec sa poitrine de pelouse au rythme de son cœur de clairière.
Fin juin, Saint-Pétersbourg, deux heures du matin. Il écoute le va-et-vient des propos déchirés par les pleurs. Il devient de plus en plus évident qu’elle ne pourra pas faire carrière à l’université, en Russie et en France : des repères lui manquent après son retour. Mais surtout à chaque fois elle dérape, elle glisse au cœur des futilités.
Ça doit être l’état le plus moderne, de vivre une vie précaire. La précarité rend arrangeant pour tout ce que l’on négocie avec soi-même : on devient son propre marchand. Mercenaire, on se prostitue comme un vieil agent immobilier.
Ça l’étonne juste avec combien de facilité vulgaire elle crie l’éventualité de passer à la situation où elle pourrait faire commerce de son corps pour subvenir à ses besoins : « En aucun cas je ne te demanderai de l’argent, je préférerais aller faire le tapin plutôt que de te demander de l’argent si j’en ai besoin, me vendre une fois, deux fois et pour beaucoup d’argent plutôt que d’être payée à l’heure pour un travail à la chaîne ! » Dit sans vraiment savoir. Comment ça se passe tout ça, combien ça peut être glauque. Elle est encore maintenant protégée par l’honnête pudeur laborieuse de son milieu social, dès l’enfance escortée par ses tantes, interdite du premier venu, du n’importe quoi.
Au nord, l’été est presque arrivé, mais elle ne sait toujours pas ce qu’elle va faire.
Je sais qu’il m’écoute même quand je dois me taire. Alors, je ferme les yeux et je reviens au paysage-personnage vu dans Grenadine quand j’apprenais le français, à cette image imprimée en série, sécurisante. Et lui, à cet instant, il est cette écoute vaste comme un champ étendu dont il émane une sorte de tiédeur, ainsi respirant.
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Moins de mots, mais plusieurs moments. Impossible de dire même un « pense à moi ». Dans ce bout de ma prose, il y a des lieux pauvres. Et de la boue, partout, je ne me suis pas trompé. Du linge qui souffre, accroché au vent. Or, aucune géométrie céleste : ce pays paumé n’a pas d’autre paysage. Pour arriver à la gare, il faut faire un détour, ça nous déroute, on dérive.
Sous les tentes, un marché se déroule, expose des mailles sur des cintres habillant les murs improvisés en grosse toile, des jeans en tas, des mannequins en plastique ayant enfilé des sous-vêtements à motif léopard, des chaînettes et des boucles en toc. La grâce de ce lieu grince, crie comme sous nos pieds les fragments du sol en planches.
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La Malinche
Et c’est là aussi que l’image de La Malinche surgit, et, de plus en plus instamment, sa voix se fait entendre. J’ai des lignes à écrire sur elle, femme traître malgré elle, à mi-chemin entre rationalité et désordre.
La Malinche. Loin des plages de Veracruz, son rêve des soieries acryliques et des crèmes, un soleil jeune et froid. Elle sème les mots, se mêle des discours administratifs, saisit les propos, traduit, manigance. La Malinche parle plusieurs langues, en produit des discours illimités. Elle s’y cherche, elle cherche ainsi à se définir, mais ses discours fins sont incessants. Elle aurait aussi essayé plusieurs tenues, plusieurs apparences de toutes les femmes ordinaires de toutes les nationalités. D’abord, pour plaire indéfiniment à son homme et puis pour échapper enfin à sa propre définition.
Image de Michael S.U.Hudson ©
10 octobre 2012