Elsa Siffert | « Œdipe de nouveau sur la scène »
L’opéra Œdipe sur la route, livret de Henry Bauchau, musique de Pierre Bartholomée, a été créé en 2002 au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles.
Elsa Siffert prépare actuellement une thèse en musique et musicologie : « D’Œdipe à Antigone, la voix en scène chez Pierre Bartholomée dans ses œuvres composées d’après les romans d’Henry Bauchau ».
Site du compositeur Pierre Bartholomée.
Œdipe sur la route de Henry Bauchau nous raconte l’histoire d’un tyran qui devient poète, et même « clairchantant ». Ce devenir est le fruit d’un apprentissage. Œdipe est un homme qui a appris à écouter puis à chanter. Dans ce roman, l’écrivain belge comble le vide laissé par Sophocle entre Œdipe roi et Œdipe à Colone en accompagnant le roi déchu et sa fille Antigone sur la route. Où vont-ils ?
« Nulle part ! N’importe où, hors de Thèbes ! [1] », crie Œdipe.
Commence alors une traversée du désert qui autorise le lecteur à se sentir embarquer dans les pages d’un véritable voyage initiatique. En effet, arrivé à Colone, Œdipe est devenu un autre. Roi de Thèbes, on pense à sa démesure. Et pourtant, Thésée le recueille et lui permet de veiller sur Athènes. Comment comprendre cette métamorphose ? Sûr de la puissance de son discours, son logos, Œdipe est aveuglé par la révélation des crimes commis par lui. Ce renversement des valeurs, la connaissance en ignorance puis la cécité en clairvoyance, Bauchau nous en propose l’éclaircissement. En maïeuticien des êtres de papier qui prennent vie sous sa plume, l’écrivain psychanalyste déploie leurs errements.
La prose poétique de Bauchau garde la mémoire de la musique de la tragédie antique. Plus encore, la musique, métonymiquement, endosse la transfiguration à-venir et toujours-en-devenir du personnage.
La tragédie grecque articulait des passages parlés (le prologue et les épisodes) à d’autres chantés, chorals plus précisément (le parodos, les stasima et enfin l’exodos). Dans Œdipe roi de Sophocle, le lyrique occupe beaucoup moins de place que dans Œdipe à Colone ou dans son Antigone. Ainsi, le dépassement de l’arrogance et de la certitude de soi du roi de Thèbes est audible dans l’économie même de la parole et du chant. La musique se présente comme le moteur de la guérison du personnage.
L’image de la route, qui s’offre au lecteur dès la couverture du roman, condense son programme. Ou plutôt, elle est le phare auquel tous, Œdipe, Antigone et nous lecteur, nous nous repérons pour avancer dans ce dédale dont les détours, chemin faisant, apparaissent erratiques. La route n’est pas tracée autrement que par la progression de l’écriture et l’entrée en clair-chantance d’Œdipe. Elle est imaginaire. Elle est même lumière. Car ce phare, cette lumière, c’est Antigone, nous le comprenons au fil des pages. C’est d’ailleurs ce personnage féminin qui s’impose d’abord à Henry Bauchau. Mais pour écrire Antigone, la parler, la chanter, encore fallait-il écrire Œdipe afin de permettre au personnage d’éclore dans toute sa vérité généalogique, corporelle.
« Par des chemins qui ressemblent à une errance, ils vont toujours du levant au couchant [...]. Ils ignorent pourquoi ils doivent suivre une route si longue. Ils s’endurcissent, ils se fortifient dans cette ignorance. Antigone dit un jour : “Nous suivons une route invisible et c’est elle qui nous mène.” Œdipe répond : “Ce sont mes pieds, mes pieds blessés qui me dirigent. Avant je ne le savais pas, maintenant je le sais, mais je ne sais pas où ils vont.” [2]. »
La langue de Bauchau se tient sur cette ligne de crête entre le même et l’autre. Elle est claire comme notre langue maternelle en ce qu’elle nous parle concrètement. Il est question de repas, de trouver un lieu où dormir après une longue journée de marche, de se rafraîchir, de se laver. Mais ces événements qui jalonnent le chemin d’Œdipe et Antigone, loin de rappeler la grisaille du quotidien, le « même », revêtent une aura onirique qu’enrichit la présence de nouveaux et nombreux personnages. Par exemple, le partage du « pain » comme évocation des repas ne sonne ni désuet ni trivial mais se pare d’une certaine étrangeté qui, ici, n’est pas inquiétante. Le récit est ainsi suffisamment « autre » pour ne pas être une représentation plate du repas [3]. En outre, les personnages nous sont proches, intimes même et pourtant non réalistes. Cette simplicité, ce naturel poétique inscrivent corporellement l’écriture de Bauchau dans le corps du lecteur.
« Je demande du pain et je dis ce qui est [4] », résume Œdipe.
De même, Bauchau dans son journal :
« Je n’explique pas, je ne peux pas. Je dis [5]. »
Sur la route, le père-frère et sa fille font de nombreuses rencontres. Ils croisent d’abord Clios le bandit. À Œdipe qui l’a vaincu dans un duel provoqué pour protéger Antigone, il raconte son passé, l’ami que, par erreur, il a tué. À la demande de Diotime, sibylle et figure maternelle bienfaisante, et devant les membres du village, Œdipe entreprend le récit du « voyage de [s]a vie [6] ». Le modèle de la cure n’est pas loin lors de ces « séances » de récit de soi. Toute une mythologie inventée par Bauchau se ramifie. Œdipe raconte comment, sur le conseil de Polybe, il s’est embarqué avec Nestiade, un marin expérimenté, afin d’apprendre la navigation. Il raconte aussi comment il a dû affronter le Minotaure (chapitre 7).
« J’ai entendu le tumulte d’un galop précipité et le monstre a été sur moi. J’ai senti le contact d’un corps d’homme, très puissant, mais qui semblait couvert d’une robe et d’une crinière comme celles d’un cheval, tandis qu’une main me saisissait et que, profitant de son formidable élan, la bête me projetait sur le sol. [...] Une lutte ténébreuse a commencé… [7] »
Le lecteur apprend l’histoire du peuple des Hautes Collines et de sa jeune reine (chapitres 11 et 12) :
« C’est quand tout semblait perdu qu’une nouvelle reine s’est manifestée et est parvenue à rassembler sur les Hautes Collines les misérables débris de notre peuple [8]. »
Ce roman polyphonique fait entendre un dialogue fusionnel entre les arts. Ce désir d’une écriture-musique, danse, à la présence picturale et matérielle des couleurs et de la matière, suggérant une écriture se voulant aussi peinture et sculpture, métaphoriquement mais bien plus dans son corps même, est sensible à travers le réseau des personnages. Plus particulièrement l’amour de Clios appartenant à un clan de danseurs pour Alcyon le musicien ou encore l’acharnement d’Œdipe à dompter la falaise en y sculptant une vague et son enseignement de la peinture à Clios.
La fabrique de l’opéra
La musique, dans ce roman, occupe une place majeure. Elle est le mode d’expression du poème, son horizon. Elle est le lieu vers lequel confluent toutes les pratiques artistiques. Se souvenant de Rousseau mais aussi et surtout à travers sa compréhension psychanalytique de l’humain, Bauchau envisage la musique, d’abord comme cri puis comme chant, comme première par rapport au langage articulé. La musique est l’origine, l’objet perdu dans l’univers bauchalien. Pierre Bartholomée [9] puise en particulier au chapitre 10 la formulation des motivations de sa mise en musique du texte. Bauchau explique l’imbrication de l’écriture et du chant. Antigone a appris l’écriture des Phéniciens et l’a enseignée à Œdipe :
« Il réfléchit beaucoup à cette action nouvelle qui lui permet de fixer ses chants et qui pourtant en diffère tant. [L’homme] a peut-être besoin des limites de l’écriture pour se situer dans la maison du temps, et séparer ce qui est à la mesure ou à la démesure humaine de ce qui est au-delà. [...] Peut-être que l’écriture va devenir plus humaine que la parole [10]. »
Le travail d’inscription de ses chants va permettre à Œdipe, peu à peu, de devenir à lui-même « clairchantant », assumant ainsi sa lignée paternelle.
« [Diotime et Antigone] s’assoient autour du feu et chantent. Diotime lui dit qu’elle a une voix juste : Est-ce que ton père chante aussi ?
— Quand nous étions petits, il chantait avec nous. Depuis je ne l’ai plus entendu chanter.
— Il devrait le faire, il appartient par son père à une lignée de Clairchantants. Ceux qui ont reçu le don ne peuvent le garder pour eux [11]. »/span>
Fort de ces notations, le compositeur Pierre Bartholomée, bouleversé par sa lecture du roman, veut en faire un opéra. La dimension du roman avec ses personnages et ses images porte naturellement le compositeur vers ce genre d’envergure. L’opéra est le genre musical qui permet le mieux de représenter le roman familial ainsi que le complexe d’Œdipe en propose une interprétation, une explication. Il est l’expression de la rencontre d’un mythe – collectif donc – et d’un fantasme – individuel. La typologie de ses personnages, l’impact sensuel, signifiant et donc psychologique de leurs voix et sa part théâtrale en font une scène privilégiée à la transmission de contenus inconscients. Et ce d’autant plus quand le livret s’empare d’un mythe dont la fortune jusqu’à nos jours est immense.
Avec Bernard Foccroule, directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, et Philippe Sireuil, metteur en scène, il convainc Henry Bauchau de rédiger le livret de la partition à venir. Comment opérer le passage du roman au livret ? Les contraintes scéniques et temporelles de l’opéra ne peuvent être occultées, c’est pourquoi il convient de resserrer le texte. Lourde tâche pour l’écrivain que de choisir, couper, réécrire. Alors que faire ?
Le metteur en scène lui conseille de garder les « structures narratives qui acceptent la naïveté un peu primitive mais nécessaire du livret d’opéra [12] », ce que Bauchau comprend comme suit :
« Il faut une trame dramatique, des mots bien choisis pour le chant et moins de ce qu’[on] appelle littérature et qui est pour moi poésie [13]. »
Ainsi, le livret ne conserve de la route suivie par Œdipe et Antigone que quelques jalons sommaires et un choix de personnages. Les descriptions de lieux, les sensations, les notations psychologiques sont assumées par la musique – notamment l’orchestre – et la mise en scène.
Dans le passage du roman au livret, voici les changements opérés :
— abandon de tous les récits enchâssés qui concourent à bâtir la mythologie bauchalienne de ces romans et récits « antiques » (Œdipe sur la route, Antigone, Diotime et les lions et Les Vallées du bonheur profond) ;
— dialogues concis (hormis les deux grands récits de Clios et Œdipe – le récit étant un moment opératique traditionnel) qui donnent au livret, par l’abondance des ellipses, un tour épuré et abstrait, voire délicieusement naïf. La mise en scène et les partitions orchestrale et vocale viennent au secours de la narration pour sa compréhension ;
— présence d’un chœur, à la manière de la tragédie antique, dans le livret ;
— conservation d’une langue lyrique souvent sentencieuse (présent gnomique) qui joue volontiers de la répétition de mots et lui donne un tour incantatoire.
La mémoire et la dimension généalogique du roman sont confiées au chœur. Invisible, ses interventions sont suggestives. Il n’est pas le chœur de la tragédie antique mais plutôt la voix, l’inconscient, porte-parole de l’Autre. Au début de l’opéra, c’est peut-être Jocaste qu’on entend à travers cette voix à la fois plurielle et anonyme.
La réécriture du roman en livret d’opéra, si elle appauvrit en apparence le propos en élaguant le riche foisonnement des récits enchâssés, nous détache de force du littéral auquel sa langue s’interdit de sacrifier. Le livret n’est pas bavard. Bien qu’il ne conserve que la charpente de l’action dont le personnage Œdipe est le centre, il s’attache à des moments poétiques forts a priori difficiles à mettre en scène.
C’est le cas, d’emblée, du rêve de l’aigle par lequel on entre dans la lecture de ce Bildungsroman moderne. Ce rêve joue le rôle moteur du déclic qui va décider Œdipe à quitter Thèbes :
« Œdipe, cette nuit-là, ne voit plus qu’en rêve, au-dessus de Corinthe, la grande mouette blanche dont l’image lui a permis jusqu’ici de supporter l’interminable écoulement des heures. Un aigle plane dans son ciel dont il masque ou dévoile les astres. D’un mouvement superbe, il plonge vers le sol. Quand il est proche, il bat des ailes à grand bruit pour terroriser sa proie. Œdipe est cette proie. Il bondit, il échappe aux serres de l’aigle. Toutes ses forces en alerte, il s’éveille, prêt au combat [14]. »
Dans le livret, ce paragraphe devient la didascalie qui ouvre la première scène :
« Œdipe voit en rêve, cette nuit-là, un aigle qui plane dans le ciel. L’aigle plonge vers le sol... Œdipe bondit [15]. »
Une didascalie que Philippe Sireuil se charge de concrétiser afin de « dire » les scories du roman- élagué-pour-devenir-livret. La mise en scène, au décor rudimentaire aux couleurs de muraille et de nuit, montre un Œdipe adossé à ce qui semble être un pan de mur, sur un plateau baigné d’une faible lumière, tourmenté par un aigle qui l’oblige à se redresser. L’aigle fondant sur Œdipe, c’est le monstre dont il doit se débarrasser en commençant par entendre son injonction latente : partir de cette ville qui l’a vu se montrer dans la nudité de son impensable vérité.
Plus loin, au chapitre 5, l’épisode de la vague, indispensable pour restituer l’audace de l’univers bauchalien et la justesse de la dimension psychologique de ses personnages, retient notre attention. Cette aventure délirante occupe tout le deuxième acte. Emblématique de l’inventivité de l’écrivain, elle illustre de façon percutante le combat d’Œdipe contre lui-même, sa colère encore à vif. Qu’advient-il de ce passage fondamental dans le livret ?
« Traiter la scène de la vague par des textes brefs, des cris comme le dit Bartholomée et surtout des didascalies. C’est une scène où la mise en scène et la musique doivent tenir presque toute la place [16]. »
Le moment décisif où Œdipe entreprend de faire plier la vague pour qu’elle retombe dans la mer au lieu de les submerger est transposé dans la scène 6 du deuxième acte. Ce passage du roman est déjà très dialogué et l’écrivain l’a conservé quasi intégralement. La surprise devant l’aveu d’impuissance de Clios, l’inquiétude d’Antigone et la peur d’Œdipe prennent place dans des didascalies. Exercice difficile de devoir encore resserrer car la langue de Bauchau est frugale, choisissant soigneusement chaque mot, au plus juste, au plus près de la voix intérieure, sans fard. Mais certaines notations du roman sont conservées.
« Je ne peux pas faire le haut de la vague, confesse Clios. La vague, c’est la folie d’Œdipe, c’est la mienne. J’ai pu la faire monter, il faut qu’elle retombe dans la mer.
— La vague est en pierre, répond Antigone.
— La vague est en délire. Rien qu’en délire. »
Puisque la musique ne demande qu’à sortir des mots de Bauchau, la partition refuse la vocalise. Pierre Bartholomée s’est souvenu du récitatif infini du Pelléas et Mélisande de Debussy. Mais il porte aussi la mémoire du Sprechgesang, ce chanté-parlé inventé par Schoenberg en hommage aux chanteurs de cabaret. Le chant syllabique épouse ainsi la prosodie bauchalienne et rend justice à la justesse des mots. Le cri peut donc avoir ici toute sa place et se faire entendre.
Œdipe, occupé à sculpter la vague, est suspendu à une corde sur le flanc de la falaise. Fidèlement, la mise en scène n’a d’autre choix – défi ou gageure – que de le dérober aux yeux des spectateurs pendant presque l’acte entier ! C’est par l’entremise du chant de ses compagnons sculpteurs, Clios et Antigone, et de son cri, que le personnage reste en scène.
La partition
« J’espère dans cette sévère réduction avoir gardé l’essentiel du souffle et des thèmes du roman. Ce travail m’a fait voir une nouvelle fois qu’il y a beaucoup de choses que le roman est seul à pouvoir dire. Reste à voir ce que la musique apportera d’inentendu à mon texte [17]. »
Si la part spectaculaire de l’opéra peut étourdir nos sens et endormir notre raison, la voix – chantée certes mais fidèle à l’inflexion de la phrase parlée – lui impose une artificialité qui ménage l’espace de la distanciation. L’opéra se déploie ainsi au lieu de la superposition de deux territoires : celui du corps et celui du langage. Chez Pierre Bartholomée, la voix parle le mentir vrai de la fiction. Autrement dit, le chant, même syllabique, même prosodiquement conforme à la langue parlée, produit un effet d’éloignement qui convoque dans l’après-coup la raison de l’auditeur-spectateur, tout en s’adressant directement à ses sens. De même, nous l’avons vu, la langue de Bauchau chemine entre rêve et réalisme.
L’orchestre est massif. Il véhicule la force du drame d’Œdipe, aveugle sur la route, le tragique de la position d’Antigone, libre de le suivre mais intérieurement contrainte de le faire – et plus tard, personnifiant l’espérance, investie de l’idée de justice au milieu de la guerre qui déchire ses frères. Mais il se fait aussi volontiers chambriste quand il s’agit de prolonger le caractère intime, ténu d’un affect, d’une situation dramatique particulière.
C’est également le rôle de la mise en scène que de traduire l’intériorité de ce récit. Philippe Sireuil, se « gliss[ant] humblement entre l’interstice de la phrase et de la musique qui la porte », a « le souhait d’aller à l’essentiel, de retrouver l’essence du mot, du geste ». Alors il « demande au décorateur un espace vide », « au costumier des costumes sans référence [18] ». Ce partage subtil entre deux régimes représentatifs, l’un réaliste, l’autre non réaliste, est là encore de mise. Il y a du pain quand le livret le nomme, tout simplement. Mais le décor est déterritorialisé, extrait d’un temps chronométré autrement que par celui de la musique et celui, vital, des personnages. En un mot, il est déréalisé, et pourtant, ou peut-être à cause de ça, universel.
L’écriture de la voix
Finalement, cette voix dont Henry Bauchau sent à chaque détour du roman qu’elle appelle, l’écrivain n’a de cesse de tenter de l’écrire. Mais la voix, émanation de l’Autre, ne cesse pas de ne pas s’écrire. L’opéra de Pierre Bartholomée est une réponse à cet appel. Une réponse d’autant plus intéressante qu’elle met en évidence l’infini de la route sur laquelle s’embarque celui qui s’attache à retrouver l’origine de cette voix. Bien que l’origine soit à jamais perdue et même, qu’elle ait toujours été déjà perdue, l’opéra réactive, dans un geste spéculaire, la poussée invocante qui anime chacun d’entre nous. Spéculaire car émise à l’aide des mots et des images nées de leurs associations, le compositeur prend le relais pour la faire entendre avec ses moyens musicaux. Selon Guy Rosolato :
« La voix peut être définie dans les mêmes termes que la pulsion freudienne. Elle a une source corporelle, organique et d’excitation, une force, un champ, un but, de plaisir, lié à une tension à réduire, un objet, pour atteindre un récepteur, assurer une communication. On peut considérer la voix, et partant la musique comme une métaphore de la pulsion en général – la pulsion sans autre représentant que la musique elle-même [19]. »
Ainsi, la musique était inévitable. Elle se trouvait sur la route du roman puisqu’elle est la conséquence du châtiment qui y jette Œdipe. Ce voyage initiatique, nourri de cette pulsion-musique, aiguise son écoute intérieure et l’aide à déchiffrer, à reconnaître la nécessité qui le travaille, celle de devenir lui-même en devenant autre. Suivi, épaulé et enfin guidé par Antigone, Œdipe accepte d’être rejeté pour devenir cet autre. Par elle devenue lumière, devenue « la lumière Antigone en lumière acharnée [20] », il a surmonté la blessure.
« Lisant je me disais :
il faut écrire ainsi
presque au point de se taire. Est-il bien nécessaire
de convoquer tant de beaux mots à ton mariage avec la nuit ?
[...] L’homme avec la terre dans le poème
fait-il œuvre de musicien ? Ou le fécond
est-il entre les mots un être de silence ?
La voix répond : Il n’y a rien de nécessaire
sauf être là, à chaque instant, de plus en plus [21]. »
Ces mots, extraits du premier recueil publié d’Henry Bauchau, disent tout ce qu’il y a de nécessaire matérialité et d’évidente et juste simplicité dans sa parole poétique. Elles proviennent d’une voix intérieure, non d’une muse ou d’un dieu car l’écriture nous conduit vers le plus humain en nous. Nous sera-t-il permis, tout de même, de rapprocher cette voix de la lumière Antigone, indomptablement porteuse d’espérance sur la « route » de l’écrivain ?
En image : quelques thèmes de l’opéra Œdipe sur la route, de la main du compositeur ©.
[1] Henry Bauchau, Œdipe sur la route, Actes Sud, 1990, p. 12.
[2] Ibid., p. 341-342.
[3] Comme le dit Sarah Kofman, l’imaginaire et le réel sont « les lorgnettes de l’écrivain », in Revue française de Psychanalyse, PUF, janvier-février 1974, p. 34.
[4] Henry Bauchau, op. cit., p. 22.
[5] Passage de la Bonne-Graine. Journal (1997-2001), Actes Sud, 2002, p. 84.
[6] Henry Bauchau, Œdipe sur la route, op. cit., p. 194.
[7] Ibid., p. 202.
[8] Ibid., p. 275.
[9] Compositeur belge né en 1937.
[10] Henry Bauchau, Œdipe sur la route, op. cit., p. 262.
[11] Ibid., p. 67.
[12] Lettre de Philippe Sireuil à Henry Bauchau du 5 février 2000, citée dans le Programme de la Monnaie, p. 49.
[13] Passage de la Bonne-Graine, op. cit., p. 219.
[14] Henry Bauchau, Œdipe sur la route, op. cit., pp. 11-12.
[15] Henry Bauchau, Œdipe sur la route. Livret d’Henry Bauchau. Opéra en quatre actes, Actes Sud, 2003, p. 9.
[16] Ibid., p. 318-319.
[17] Ibid., p. 325-326.
[18] Programme, op. cit., p. 23.
[19] Guy Rosolato, « La voix : entre corps et langage », in Revue française de Psychanalyse, janvier-février 1974, PUF, p. 82.
[20] Henry Bauchau, « Les deux Antigone », 1982.
[21] Henry Bauchau, Géologie, Gallimard, 1956.