Elsa Siffert | Antigone ou la voix en résistance

À lire :
le premier article d’Elsa Siffert : « Œdipe de nouveau sur la scène »
l’entretien accordé par Henry Bauchau à Yun Sun Limet en 2012.


 

Le roman

Après nous avoir raconté le chaînon manquant de l’histoire d’Œdipe entre Thèbes et Colone, Henry Bauchau poursuit sa traversée des tragédies de Sophocle et nourrit, ramifie le destin d’Antigone d’épisodes inventés. Car la mort transfigurée d’Œdipe en protecteur d’Athènes ne clôt pas l’aventure. Désormais seule, Antigone doit tenter de détourner Étéocle et Polynice d’une guerre fratricide, ainsi que son for intérieur le lui commande.

« Il n’y a plus personne devant moi, ce sont mes frères maintenant qui me forcent à marcher pour aller vers le lieu ignoré de leur malfaisance [1]. »

« Il n’y a pas d’ordre […] mais un amour, une compassion pour Thèbes et pour mes frères auxquels je dois obéir [2]. »

Personne n’escorte Antigone dans son obstination. Elle n’en est pas moins forte des images et des expériences du précédent roman Œdipe sur la route. C’est ce que révèle la comparaison des deux incipit où la reprise des deux thèmes liminaires, les yeux et l’oiseau, constitue un moment apaisé :

« Les blessures des yeux d’Œdipe, qui ont saigné si longtemps, se cicatrisent. […] Un aigle plane dans son ciel dont il masque ou dévoile les astres [3]. »

« Depuis la mort d’Œdipe, mes yeux et ma pensée sont orientés vers la mer […]. Je contemple dans le ciel un oiseau qui a de grandes ailes, les grandes ailes d’Œdipe, de Jocaste et de Clios quand il peint [4]. »

La parenté et la différenciation ne s’arrêtent pas là. Les parcours d’Œdipe et d’Antigone se confondent tous deux avec l’assomption progressive de leurs voix et coïncident avec un gain de lumière. Œdipe redevient voyant et Antigone, d’emblée lucide, brille de plus en plus. Mais la voix d’Antigone n’est pas celle d’Œdipe, (re)devenu aède et dont les chants « faisaient vivre le passé » [5]. Cette teneur narrative est absente de la musique des femmes dans les romans de Bauchau. C’est justement dans cet écart que s’est faufilé l’écrivain pour écrire son Antigone.

« Je ne refuse pas les droits de la cité, ce sont des lois pour les vivants, elles ne peuvent s’imposer aux morts. Pour ceux-ci, il existe une autre loi qui est inscrite dans le corps des femmes. Tous nos corps, ceux des vivants et ceux des morts, sont nés un jour d’une femme […]. Une intime certitude assure aux femmes que ces corps, lorsque la vie les quitte, ont droit aux honneurs funèbres et à entrer à la fois dans l’oubli et l’infini respect. Nous savons cela, nous le savons sans que nul ne l’enseigne ou l’ordonne [6]. »

Parvenir enfin à faire entendre sa voix, littéralement est l’expression romanesque de l’assomption intime de sa propre féminité par Antigone. Mais renonçant pour la lutte à la maternité, la féminité du personnage doit également trouver à s’affirmer aux yeux et aux oreilles de tous. C’est par un déchirement vocal, le cri, qu’Antigone atteint cette reconnaissance. Ce thème du cri est fondamental dans le roman et constitue le paroxysme du parcours initiatique du personnage.

« Il ne suffit pas que la chose soit vue, il faut qu’elle soit parlée, plus haut, beaucoup plus haut. Qu’elle soit criée, que son terrible langage soit entendu, qu’il déborde ici et maintenant [7]. »

Geneviève Henrot condense en une formule la complexité d’Antigone, figure indépendante et indomptable : « je est une autre » [8] désigne à la fois la part féminine que chacun porte en soi et son altérité. Cette part, dite extime par Lacan [9], n’est autre que la voix. Intime parce qu’elle est immatérielle et ne se fait entendre qu’en nous et dans le même temps externe car vécue comme nécessaire et impérieuse. En effet, la voix n’est pas seulement l’instrument qui sert de support à la communication et que Créon entend pour mieux l’étouffer. Elle est aussi le véhicule du désir. Plus profonde et mystérieuse – est-ce celle de Bauchau, du personnage, la nôtre ? – on ne résiste pas à cette voix qui résonne au fil des pages et grâce à laquelle Antigone devient ce qu’elle est. Bernard Baas l’appelle la « voix déliée ». Ce motif de la déliaison est très présent dans le roman.

« le lieu où il devrait être proféré, puisque ce lieu n’existe pas » [10]

« le long chemin que nous devons faire l’un vers l’autre pour apprendre à nous séparer de nouveau » [11]

La déliaison n’est pas synonyme d’un effacement du corps qui laisserait parler un pur esprit sans entrave. Ce mode d’être de la voix dans le corps peut seul dire le hiatus irréductible entre le langage et le monde qu’il tend à englober, puisque c’est un non-rapport qui tient lieu de rapport. Ainsi, la voix déliée autorise une écoute attentive du corps tendue vers une compréhension plus pleine de son inscription dans le monde et d’une participation toujours plus juste à la communauté. Bauchau valorise l’intelligence du corps qui précède celle de l’esprit. La sculpture est l’une des voies qu’emprunte Antigone sur la route de la connaissance de soi :

« toute [s]on attention est concentrée sur le bois où [elle] semble sur le point d’entrevoir ce que découvrent déjà [s]es mains » [12]

[Et à propos de la bonne méthode pour tirer à l’arc :]

« peut-être faut-il plutôt entrer dans un corps de pensée ou d’abandon de la pensée qui m’est jusqu’ici demeuré inconnu » [13]

De façon analogue, Bauchau est entré au plus profond de lui-même pour parvenir à faire éclore un récit aussi juste et vivant. Il n’a pas simplement transposé dans sa langue le destin sophocléen d’Antigone mais lui a donné une histoire. Le roman propose une reconstitution rêvée du quotidien antique. Celui des personnages illustres des tragédies aussi bien que celui des gens de peu qui ont maintenant voix au chapitre – les femmes, les gamins des rues ou les mendiants. Le quotidien du peuple voisine aux côtés d’épisodes inventés où les peuples nomades d’Asie apportent leur sagesse et leurs savoirs aux cités grecques. C’est auprès de ces peuplades que Polynice apprend l’art équestre et qu’Antigone reçoit le don de l’arc. Henry Bauchau donne ainsi corps à des héros antiques devenus pour nous des allégories, autrement dit réduits à des abstractions à déchiffrer. Or les personnages de Bauchau ont une part de mystère irréductible qui ne se laisse pas résoudre par une lecture strictement intellectuelle car leurs silences nous rappellent combien le langage demeure toujours incomplet pour témoigner de notre présence au monde.

« Parfois nos mains se touchent, nous ne nous apercevons pas toujours mais nos corps en silence se nourrissent d’une sourde joie [14]. »

Ni mélancolie ni désespoir dans ce constat mais au contraire une grande espérance puisque la parole est rendue au corps et à sa capacité à dire sans médiation. C’est la raison pour laquelle le « langage explosif » [15] d’un compagnon de clan de Clios nommé Main d’or, où le corps entre comme par effraction par le biais du bégaiement, touche au vrai et nous désarme. Comme dans cette réplique qui coupe court à l’interrogation d’Antigone cherchant à découvrir ce que représente la sculpture de Clios :

« Clios... beaucoup cherché... Trouvé... jamais ! [16] »

Cette sculpture est le modèle d’un grand projet qui doit creuser dans la montagne « le dessin mystérieux qu’Œdipe a tracé en tournant pendant des mois en demi-cercles autour d’Athènes » [17]. Peu à peu, on en pénètre le sens et on comprend que ce lieu à venir doit accueillir un événement.

« Le long de ces demi-cercles qui vont en s’élargissant vers le haut on peut marcher, on peut s’asseoir, on peut attendre et voir un événement [18]. »

Ce théâtre assurera la transmission de la voix d’Antigone grâce à l’incarnation de son personnage. Ce n’est pas tant vers son sacrifice que tend le récit que vers ce relais vocal d’Antigone à Io dans les deux derniers chapitres. La route a inventé la possibilité du théâtre en permettant à ses deux courageux protagonistes d’y apprendre à reconnaître en eux leur voix. La transmission, d’Œdipe à Antigone puis d’Antigone à Io, concrétise le théâtre à travers le temps et l’espace.

Du livret à l’opéra

« écouter ce qui n’a pas de voix » [19], Géologie.

Bauchau, comme les personnages qui naissent en lui et exigent impérieusement d’être écrits et parlés, est toujours sur la route :

« le poème [confie Bauchau dans son journal] se défait et se refait incessamment en moi. Il n’a pas encore trouvé sa forme définitive. J’interviens encore trop, il faut attendre, entendre. Entendre quoi ? Une sorte de rythme souterrain qui me guide de méandre en méandre vers le poème qui sera [20]. »

Sur la demande de Pierre Bartholomée et Bernard Foccroule, directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, l’écrivain réactive son imaginaire afin d’inventer un livret pour l’opéra à venir. Ce dernier sera de facture plus légère que l’opéra précédent composé d’après Œdipe sur la route. Il ne s’agit plus de transposer l’histoire d’Antigone à la scène mais de représenter l’éclosion du théâtre. En effet, au fil des pages, des notations ponctuelles renseignent le lecteur sur la progression de l’immense ouvrage de Clios qui trace et sculpte dans sa montagne les sillons de l’errance d’Œdipe et Antigone. La question de la fonction de ce lieu et la nature de l’événement qu’il promet d’accueillir sont, nous l’avons relevé, formulées à plusieurs reprises. La réponse qu’y apporte Bartholomée est celle de l’opéra. Ainsi, le livret puise au dernier chapitre du roman où Io prend le relais de la voix d’Antigone comme une comédienne s’empare d’un rôle. Le livret se souvient de ces pages plus qu’il ne les condense et Io devient Hannah, femme du présent et du futur, et se présente comme la caisse de résonance d’une résistance à ce qu’Antigone distingue confusément comme le « lieu ignoré de [la] malfaisance » [21], celle de ses frères, c’est-à-dire celle des hommes.

Cette représentation de la naissance du théâtre, implicite, en puissance dans le roman, trouve une scène dans la représentation de la partition qui résulte de la lecture musicienne du roman de Bauchau par Pierre Bartholomée. Elle refuse le récit, dont la teneur narrative est pourtant, selon Paul Ricœur, « le moyen privilégié par lequel nous reconfigurons notre expérience temporelle confuse, informe, et, à la limite, muette » [22]. Mais ce n’est pas la clarification, l’explication que cherche Bauchau à travers le déploiement du destin d’Antigone. Car l’écriture littéraire en général et poétique en particulier, parente en cela de celle du rêve, est

« un travail difficile, qui nécessite une prise de notes dans le moment même du rêve, c’est-à-dire dans la nuit, lorsque l’action du rêve est encore présente en nous. Et ce travail est toujours trahison, trahison de l’obscurité au profit du sens, renoncement à la grande part d’indistinction pour une petite part d’intelligibilité [23] »

Il tente plutôt, humblement, de donner corps à la voix qui l’habite :

« Quelque chose a parlé [24]. »

Dans le roman, il y a deux types de voix et donc de chant. Œdipe par ses chants fait « vivre le passé » [25] tandis que Io puis Antigone chantent « presque sans paroles » [26]. Ainsi, la pure voix, la voix déliée de son rapport au langage, se tient du côté du féminin quand le chant de l’aède, porteur de symbolique, se tiendrait du côté du masculin. Or, chez Bauchau, les deux régimes de voix sont non exclusifs et l’écrivain les conjugue afin d’en trouver l’accord. Et cet accord est atteint chemin faisant, il est la route elle-même. Souvenons-nous de Hölderlin pour qui le chant est « une échappée qui ne connaît ni sa destination ni sa clôture » [27].

Quoi de plus opportun que la scène lyrique pour prolonger la route désignée par le roman et en élargir l’horizon ?

« Que l’œuvre d’art n’appartienne pas seulement à celui qui l’a suscitée en lui (plutôt que créée) mais provienne d’une constellation liée au lieu, à l’époque, à l’immensité du passé et de l’avenir, a toujours été une de mes rares certitudes [28]. »

Pour mettre en musique le roman d’Œdipe, Bartholomée a choisi le genre monumental et conventionnel de l’opéra, mettant explicitement en évidence la primauté masculine de l’ordre du symbolique. Prêtant une oreille toujours aussi sensible à la voix de l’écrivain pour son deuxième opus d’après Bauchau, Bartholomée se tourne vers une interprétation plus intimiste du roman d’Antigone. Non que la figure féminine ne requière pas un espace aussi prestigieux que la scène de l’opéra mais parce que sa voix, qui ne raconte pas, exige un lieu et un temps non assignés symboliquement par le code ou la convention.

Par conséquent, la musique composée par Pierre Bartholomée est à entendre non comme une transposition du roman mais comme son aura. Cette impression naît d’abord du titre choisi pour cette nouvelle partition, La Lumière Antigone. Si la voix est un des Leitmotive du roman, voire le premier, la lumière en est un autre, et non des moindres. Ensuite, le livret ne condense pas mais prolonge le récit. Enfin il ne raconte pas une histoire mais actualise le don de voix qu’Antigone fait à ses héritières. La partition ne s’emploie donc pas à combler les silences de l’écriture, elle en décuple le mystère en s’affirmant comme l’écho paradoxal d’une voix inaudible.

Ainsi, Bartholomée confie les deux chanteuses à un orchestre de solistes. Si drame il y a, il est intériorisé. L’effectif instrumental en est la caisse de résonance mais non pas sur le mode illusionniste et onirique d’Œdipe sur la route où l’orchestre était dans la fosse, mais distancié et vécu. L’écriture très fluide de Bartholomée, qui soigne particulièrement les transitions d’une séquence à la suivante, d’une scène ou d’un acte à l’autre, procède néanmoins de la parataxe. Quelques motifs caractéristiques constituent la matière rythmique et thématique de toute la partition et permettent par leurs répétitions subtilement variées de suivre au plus près la succession contrastée des états d’âme d’Antigone.

L’un de ces motifs se métamorphose dans l’interlude qui sépare les deux premiers actes. D’abord furtif et rêche, le changement de registre, du médium à l’aigu, ainsi que le nouveau phrasé, le rendent méconnaissable. Cela permet d’éviter le caractère cyclique de la forme tripartite adoptée par le compositeur en menant nos oreilles, c’est-à-dire notre écoute intérieure, ailleurs. Le passage de témoin a donc bien lieu d’Antigone à sa fille Hannah. Car cette transmission n’a pas pour vocation la répétition du destin d’Antigone mais bien au contraire, par la connaissance de son destin tragique, son refus. C’est le non d’Antigone qu’Hannah transmet sur scène. Il y faut préalablement une entente, un accord des deux femmes. S’interrogeant à ce sujet dans son journal, Bauchau résume comme suit leur dialogue :

« Que peut-elle [Hannah] dire à Antigone ? Sur l’évolution du monde : l’extraordinaire développement de nos connaissances et les dangers qu’elles représentent. Le maintien sous d’autres formes de la domination des puissants. La continuation et l’aggravation des guerres. Le don et la conquête du feu devenus peur du feu atomique et de la pollution. L’aggravation du sort des femmes et son amélioration étonnante et menacée pour celles qui parviennent à faire des études. Création et Destruction toujours proches. L’équilibre tant espéré et le déséquilibre qui reste la règle. L’actualité de Prométhée et des conséquences de son geste [29]. »

Philippe Sireuil, metteur en scène de la création de l’œuvre, a ménagé des espaces distincts sur la scène de manière à faire cohabiter des morceaux de réel discontinus : l’orchestre sur le plateau, Antigone dans une niche en surplomb et Hannah arrivant au deuxième acte depuis la salle. De la sorte, des éléments hétérogènes, renvoyant à des époques éloignées, s’interpolent et s’entrechoquent pour produire une constellation – à rebours de l’esthétique fusionnelle d’une hypothétique résorption en une unité claire et distincte. Cet assemblage de bribes force la synchronie et actualise au contraire un sens pluriel.

21 avril 2015
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[1BAUCHAU Henry, Antigone, Arles : Actes Sud, 1997, p. 135.

[2Ibidem, p. 36.

[3BAUCHAU Henry, Œdipe sur la route, Arles : Actes Sud, 1990, p. 11.

[4Antigone, op. cit., p. 9.

[5Ibidem, p. 22.

[6Ibidem, p. 315-16.

[7Ibidem, p. 196.

[8Voir le chapitre « Je est une autre » dans HENROT Geneviève, Henry Bauchau poète. Le vertige du seuil, Genève : Droz, 2003, p. 79-107.

[9LACAN Jacques, Le Séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris : Le Seuil, 1991, p. 167.

[10Antigone, op. cit., p. 196.

[11Ibidem, p. 21.

[12Ibidem, p. 114.

[13Ibidem, p. 227.

[14Ibidem, p. 68.

[15Ibidem, p. 96.

[16Ibidem, p. 97.

[17Ibidem, p. 38.

[18Ibidem, p. 172.

[19BAUCHAU Henry, Poésie complète, Arles : Actes Sud, 2009, p. 14.

[20BAUCHAU Henry, Passage de la Bonne-Graine. Journal (1997-2001), 9 janvier 2001, Arles : Actes Sud, 2002, p. 311.

[21Antigone, op. cit., p. 135.

[22RICŒUR Paul, Temps et Récit, I, Seuil, 1983, p. 13.

[23BAUCHAU Henry, « Le rêve dans la vie d’un écrivain », Le Journal des psychologues, 2009/9, n° 272, p. 41.

[24Antigone, op. cit., p. 136.

[25Ibidem, p. 22 (voir infra).

[26Ibidem, p. 26.

[27COHEN-LEVINAS Danielle, La Voix au-delà du chant, p. 48.

[28BAUCHAU Henry, Passage de la Bonne-Graine. Journal (1997-2001), op. cit., 31 juillet 2001, p. 362-63.

[29BAUCHAU Henry, Présent d’incertitude. Journal (2002-2005), Arles : Actes Sud, 2007, p. 297.