Eric Pessan | Sept ce matin
Un texte écrit dans le TGV. Rien de neuf, ce texte est presque un doublon par rapport à celui écrit le 22 août dernier (ci-dessous), impression que l’actualité bagaie, et qu’il faut donc oser la redite, la répétition.
Eric Pessan est né en 1970 et vit à Nantes. Pour le découvrir, lire par exemple, à la Différence, L’Effacement du monde, ou le beau Chambre avec gisants. Ou se risquer dans les Géocroiseurs. Sur Inventaire/Invention, ce récit d’une rentrée littéraire (tout ça s’est arrangé, on vous le promet). Et d’autres textes ou critiques ici dans remue.net, où nous avions accueilli Deux sur un banc. Eric Pessan est d’autre part le fondateur coordonnateur, aux éditions Joca Seria, de la revue Eponyme. FB
Sept ce matin, silencieux, terrassés sans doute. Ils sont sept dont un couple, avec un bébé, très jeune, quatre ou six mois maximum, dans les bras de sa mère, réveillé, ne pleurant pas, ne disant rien lui non plus. Sept à descendre en gare de Modane, encadrés de quatre policiers. Police de l’air et des frontières. Ecussons PAF brodés sur la manche droite des blousons, noirs.
Avant, dans le train, c’est le moment du contrôle, toujours dans le long tunnel, sous les Alpes, dans ce si long boyau. Alors on pense à un piège, à un goulet, une trappe. On a en tête les collets, ces choses si simples qu’utilisaient nos grands-pères, tellement évidentes que l’on se demandait comment l’animal, la souris, le lièvre, comment il pouvait se laisser prendre, comment ne voyait-il pas le piège ? Ne le sentait-il pas ? Comment osait-il mettre la patte sur la planche de bois, il devait bien distinguer le ressort, l’élastique, la barre de métal tendue à l’extrême, il devait bien se douter qu’un morceau de gruyère abandonné dans un grenier c’était trop beau, il aurait dû sentir qu’à la moindre approche la goupille sautait, le ressort se libérait et la barre frappait, le clapet se fermait, le noeud se resserrait, la souricière capturait. Cela paraissait tellement rudimentaire. On se disait qu’il ne fallait pas être bien intelligent pour se laisser prendre, pour glisser son museau dans le traquenard et mourir, bêtement, là. Ensuite, en y réfléchissant, on se disait qu’on avait tord, que ce n’était pas une question d’intelligence, qu’il y avait derrière ces pièges grossiers une question de logique. La logique de celui qui armait le piège n’avait rien de commun avec la logique de celui qui glisserait sa tête à l’intérieur,
rien.
Ce matin, ils sont sept, on les observe, on a senti la tension dans le tunnel, on est assis tout à l’avant du train. Ces sept-là proviennent d’autres wagons, ils sont remontés à mesure que les policiers leur ont demandé de quitter leur place, de récupérer leurs affaires, et de bien vouloir les suivre. Le tout très calmement, malgré la tension. Regards résignés, rêves effondrés. On sait tout ça, où on croit le savoir, l’imaginer. On appréhende ces choses-là par l’esprit, par l’imagination. On ne le vit pas. On ne le vivra jamais.
Les deux plus jeunes sont les plus tendus.
C’est deux-là sont :
le policier qui demande nerveusement les cartes d’identité et les passeports,
et le passager qui porte son sac de toile bleue à son épaule.
L’un comme l’autre ne se quittant pas une seconde des yeux. Remontant ensemble le long des wagons.
Tout à l’heure, lorsque l’on sera à Modane, lorsque ces sept-là descendront escortés par les quatre policiers, le jeune au sac bleu tentera de rester un peu en retrait. Rien de spectaculaire, pas de course, d’échappée, pas de tentative de fuite. Il traînera, prendra un peu de retard sur le groupe, se laissera dépasser par les quatre agents, mais le plus jeune policier, celui qui ne le quittait pas des yeux dans le train se retournera et dira quelque chose, un seul mot, bref, que l’on n’entendra pas, isolés derrière le double vitrage du tgv, puisque l’on est resté à notre place, nous. On est juste spectateur de la scène. C’est la troisième fois en quelques semaines qu’on la voit, cette scène-là, la troisième fois que l’on rentre de Turin par le Milano/Paris que l’on attend à 8h10 en gare de Porta Susa. Et à chaque voyage, c’est la même chose, le piège rudimentaire fonctionne, l’élastique claque, la chausse-trappe s’ouvre, les corps tombent, tombent, n’en finissent plus de tomber.
Ces sept-là sont sur le quai, en gare de Modane, édifice bas, de pierres noircies, portes bleues ciel aux chambranles bleu foncé. Peintures très écaillées. Ils attendent un peu, l’un des policiers au téléphone, le même, le plus âgé, qui s’était énervé de ne pouvoir appeler depuis le tunnel. Rien ne passe ici, avait-il dit à son collège en vérifiant nos passeports. Il parlait du téléphone, et on pensait au piège, aux gens qui chaque jour sont pris, on repensait aux animaux, à ce problème de logique, à ces gens prisonnier de ne pas posséder la même logique, attrapés pour n’avoir simplement pas su qu’ici rien ne passe.
Paris-Milan, le 22 août 2006
La voix de l’homme, douce et obstinée, très douce et très obstinée, accroche l’oreille. Les conversations peu à peu s’arrêtent dans le wagon, à mesure que l’homme explique patiemment au contrôleur :
qu’il a acheté son billet,
oui,
qu’il l’a acheté.
Et l’homme réplique éternellement la même chose pour ne pas répondre aux autres questions du contrôleur. Pour assurer ses dires, il le tend, le billet grossièrement photocopié, mal découpé, sur du papier ordinaire noir et blanc avec une trace de marqueur noir au verso sensée simuler la bande magnétique du titre de transport. Et l’homme expliquant encore et encore qu’il a acheté son billet à chaque fois que le contrôleur dit que le billet est faux, monsieur.
La voix de l’homme, douce et obstinée, trop douce, presque gommée, couverte par celle du contrôleur qui demande à l’homme :
de payer une amende,
de fournir une pièce d’identité,
de donner son adresse avec un justificatif de domicile.
Mais l’homme redit. Il a acheté son billet. Il répète cette phrase comme si brusquement le contrôleur allait la comprendre, comme s’il était possible de faire marche arrière, comme un sésame, une formule magique. Il répète cette phrase et c’est peut-être la seule qu’il sait en français, on se dit en l’écoutant. On fait semblant de ne rien entendre et on imagine :
il dirait ce qu’on lui a enseigné de dire en cas de problème,
les mots seraient une pâte phonétique,
jaiachetémonbillet, jéhachetémonbyé.
Une formule dénuée de sens, un code abstrait, une parade à articuler.
Et le contrôleur, voix forte et assurée, prenant à témoin son collègue du comique de la situation, s’obstinant à redire :
que le billet est faux,
qu’il faut payer l’amende,
que Paris/Milan c’est 232 euros
ou bien l’homme descend en gare de Lyon Saint-Exupéry pour s’expliquer avec la police.
La voix de l’homme, trop douce et trop obstinée, ne renonce qu’une fois à son incantation. Pas la police, dit-il. Alors le contrôleur peine à maîtriser la sienne, de voix, il sait que tout le wagon l’écoute à la dérobée, même si on fait tous comme si rien ne se passait. Le contrôleur, de sa voix forte et assurée, dit :
et je ne parle pas de la police nationale ou de la gendarmerie,
c’est la police de l’air et des frontières qui vous attendra à Lyon Saint-Exupéry, monsieur.
La voix de l’homme, douce et obstinée, reprend son chant, sa transe, il est ailleurs, il est au bout de ses mots, il est là où devaient le conduire les mots, sa voix est douce et obstinée, son regard rentré, son visage sans émotion, sans colère ou tristesse. Jéhachetémonbyé, chante l’homme, comme si de redire encore une fois la formule allait finir par provoquer le miracle attendu. Il le dit et redit tellement que l’on pense forcément
qu’il dit la vérité,
qu’il a acheté ce bout de photocopie,
qu’il a appris cette phrase,
et qu’il croyait, sincèrement, atteindre Milan vers 23h ce soir.
Alors il psalmodie, et l’on sent l’espoir accroché à sa voix si douce et obstinée, l’espoir que la conjuration fasse refluer le contrôleur, que le train file, que cette conversation absurde cesse, que le contrôleur reconnaisse enfin la photocopie pour ce qu’elle devrait être : un vrai billet, un billet acheté. L’homme dit, et ses mots enfantent l’espoir, et le contrôleur devrait s’excuser, s’évanouir comme un mauvais rêve, disparaître comme une douleur inquiétante qui s’estompe soudainement. Les yeux du contrôleur devraient se voiler, l’illusion devrait être parfaite, le voyage devrait bien se passer.
L’homme à la voix douce et obstinée, on le regarde du coin de l’œil, à la dérobée comme on dit, on dérobe son visage, son acharnement monolithique, sa défaite, on l’observe, un peu gêné, pas Africain, visage d’Européen de l’Est, on juge en gros, on ne précise rien, ni Balkans, ni Albanie, on n’est sûr de rien. Son entêtement : comme une prière à la Vierge, alors. On se dit : cela va bien avec le peu que l’on croit savoir de ces pays-là. Une prière à la Vierge et le voici délivré, emporté à Milan sur le dos d’un ange mécanique, confortablement installé en seconde classe entre les ailes du séraphin, jamais inquiété par les gardes du purgatoire.
Le contrôleur s’éloigne. Le contrôleur, on le voit et on ne dit rien, ne peut contenir un sourire, il s’efforce pourtant à ne pas rayonner, ça se sent, il se relâche juste un instant, moins d’une minute. Son regard tombe dans celui de son collègue, resté à proximité au cas où, et il perd la maîtrise de son sourire, il le libère comme un jappement joyeux.
L’homme à la voix douce et obstinée se tait, il regarde ses mains ou peut-être voit-il les miettes des miracles effondrés. Il attendra, tranquillement, la police qui montera à Lyon Saint-Exupéry, il n’essaiera pas de se cacher, de changer de rame, de descendre en courant de l’avant ou de l’arrière du train. Il pourrait pourtant, les policiers sont deux qui montent dans le train et lui demandent de bien vouloir les suivre, monsieur. La voix de l’homme, douce et obstinée, se taira, ne dira rien, cachera la résignation.
Et la pensée, alors, qu’il aurait suffit de 232 euros pour que cet homme aille au bout de son voyage. La pensée qui creuse, sape, au moins jusqu’en gare de Turin où l’on nous attend au centre culturel français avec du champagne.
© Eric Pessan