Etre dans le regard. Entretien avec Luc Dardenne (1)
Entretien avec le cinéaste (première partie), à l’occasion de la parution de Au dos de nos images. Journal 1991-2005. Suivi de Le Fils et L’Enfant, de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Paris, Le Seuil, coll. "La Librairie du XXIe siècle", 2005.
Paris, le 14 juin 2005.
Nous avons rendez-vous au service de presse du Seuil. Au fond d’un couloir, une pièce à l’emploi indéterminé (les auteurs viennent peut-être y signer), deux bureaux l’un contre l’autre, des étiquettes, un rouleau de scotch marron. D’une caisse en carton un peu éventrée on entrevoit un livre d’Elfriede Jelinek. L’endroit est assez sombre. Une fenêtre étroite donne sur la rue, sans doute la rue Jacob. Je pose le magnétophone au milieu du large espace des deux bureaux qui nous séparent.
Yun Sun Limet : Assez peu d’artistes autres que des écrivains font journal de leur vie, de leur pratique artistique (peintres, cinéastes, musiciens...), parce que probablement le Journal est une démarche littéraire en elle-même. Qu’est-ce qui est à l’origine de ce texte ? Comment s’est-il formé ? Depuis quand le tenez-vous ? Y a-t-il eu un déclic ?
Luc Dardenne : Il y a eu l’échec d’un film, qui s’appelle Je pense à vous (1992). Echec pour le public, pour la critique, mais aussi surtout pour mon frère et moi. [Il ne s’en souvient certainement plus, mais je me rappelle ce jour où j’étais dans son bureau, au rez-de-chaussée de sa maison, quand il habitait rue du Béguinage, le téléphone a sonné, c’était un responsable de salles à Bruxelles lui disant qu’on retirait le film de l’affiche (au bout de 15 jours ?, je ne sais plus précisément), le silence ensuite, l’impossibilité de trouver quoi que ce soit à lui dire, la solitude de cette nouvelle, et du coup, en effet, plus tard, la joie en voyant le chef- d’œuvre qu’est La Promesse, le choc esthétique et personnel, de savoir que cela venait de là, aussi, et le bonheur renouvelé ensuite, à chaque sortie de film.] C’est-à-dire qu’on s’est demandé pourquoi on avait fait ce film et pendant qu’on le faisait où mettre la caméra. Quand on le montait, on se demandait où couper et on n’a jamais pu répondre à ces questions, donc on a fait un film en funambule et on s’est dit plus jamais d’expérience pareille, ce n’est pas cela le cinéma, qu’on avait vécu quand on faisait nos documentaires où il y avait une joie, un plaisir, une recherche. Et donc j’ai essayé dans ces notes de faire part des discussions que j’avais avec mon frère et uniquement avec lui parce que cela a été très solitaire ce qui s’est passé après cet échec. Et donc, un peu comme quand vous vivez un événement traumatique, j’ai essayé de me rassembler, de rassembler mon esprit. Est-ce qu’on continue ? Comment, qu’est-ce qu’on n’a pas vu, qu’est-ce qui s’est passé ? Ces notes, c’était une manière de faire le point, après cet échec. Et aussi, à un moment donné, l’espoir de dépasser cet échec, parce qu’on avait quand même envie de continuer de faire du cinéma.
On constate à la lecture de ce Journal, le passionné de littérature et de philosophie que vous êtes, et le rapport fort à l’écriture que vous entretenez. Alors, toujours, sur le thème du déclic, pourquoi avoir choisi de faire du cinéma plutôt qu’autre chose, de la philosophie, par exemple (vous avez une formation de philosophe) ? Y a-t-il eu un choix, à un moment donné, qui s’est fait ? Pourquoi choisir l’image pour s’exprimer plutôt qu’autre chose ?
Je ne sais pas. C’est très difficile de répondre.
[Une voiture passe dans la rue Jacob.]
Je suis incapable de répondre parce que, longtemps, quand j’étudiais la philosophie, je faisais déjà avec mon frère des documentaires, et j’étudiais en même temps, j’allais aux cours, aux séminaires en tout cas, les cours, ça, j’en ai manqués, mais j’allais toujours là où il y avait des analyses de textes et des discussions. C’est difficile de dire... J’ai toujours étudié et en même temps travaillé en vidéo, avec les images, les plans... Mais c’est sûr que si le cinéma s’était arrêté, parce que notre travail n’aurait pas été reconnu, je crois que la philosophie était pour moi un terrain de recherches, j’aurais continué, j’aurais essayé d’obtenir une bourse. Mais je ne peux pas dire à un moment donné voilà, le cinéma et pas la philosophie. Je n’ai jamais vécu les choses ainsi. Et encore aujourd’hui, je ne continuerai jamais à faire des films seuls. Si mon frère disait j’arrête ou disparaissait, moi j’arrêterais aussi. Je n’ai jamais eu ce qu’on appelle la vocation, comme certaines personnes, qui disent : j’ai vu ce film à tel âge, je me suis dit, c’est ça, ma vie, non, jamais, jamais.
Peut-être alors pourrions-nous revenir un peu sur votre parcours, quand vous avez commencé à faire des courts métrages, sur votre travail avec Armand Gatti...
C’est mon frère qui travaillait comme assistant et comme comédien pour Gatti, qui était en Belgique. Il montait une pièce sur la guerre d’Espagne, sur la colonne Durruti, cet anarchiste espagnol. Et mon frère jouait. Moi, ça m’intéressait beaucoup. Je terminais mon lycée comme on dit en France [mes humanités comme on dit encore joliment en Belgique], et je n’ai pas pu aller voir ce spectacle, cela m’a beaucoup manqué. Cela se jouait dans une grande usine de Bruxelles, les usines Raschini. Gatti est revenu l’année d’après monter ce qu’il appelait des pièces trajets, sur l’exode des paysans de Belgique, vers la Dordogne, par exemple, ou bien simplement sur les paysans qui arrêtaient leur activité et essayaient de se reconvertir dans un autre secteur. Il a écrit cette pièce, cela se passait dans un village du Brabant wallon et mon frère était son assistant, il ne jouait plus.
J’allais une fois tous les quinze jours, lui porter le linge que ma mère lessivait.
A ce moment-là, j’étudiais la philologie romane et ça ne m’intéressait qu’à moitié. Gatti m’a vu et il m’a dit : Mais qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi tu ne viens pas travailler avec nous ? J’avais justement envie d’autre chose et il m’a dit : Si tu veux, tu peux venir. Alors, j’y suis allé. Dans le groupe, ce qu’il appelait la tribu, j’étais une espèce d’électron libre... Je réparais les voitures, j’étais le mécanicien, j’aimais beaucoup ça. A l’époque, on pouvait encore réparer les voitures soi-même, aujourd’hui c’est impossible, alors je démontais les moteurs [Petit clin d’œil à François Bon...] Et puis j’ai fait un peu de régie. Il m’a demandé d’écrire une pièce, une pièce qui durait environ dix minutes sur le code de la route. Alors j’ai fait ça, il a corrigé, a dit : ouais, ça va, mais il faut encore retravailler ça, et voilà. [Je pense à cet exercice de vidéo et de montage où il fallait filmer un carrefour et faire comprendre le passage des voitures aux feux rouges...] Et puis j’ai tenu avec mon frère le journal, un journal qu’on éditait là bas, sur notre expérience, sur ce que nous faisions.
Ce qui a déterminé, je crois, notre désir de faire du cinéma, c’est qu’il y avait de la vidéo dans tout ce qu’il faisait. Il y avait un caméraman qui s’appelait Ned Burgess, un Américain qui avait travaillé pour Gorin. (Gorin, lui, avait fait des choses avec Godard en 1968. Il a ensuite encore fait des documentaires, dont un extraordinaire que j’ai vu à Los Angeles, où il suit un policier dans les quartiers de la ville où règne la violence.) On a regardé ça, comment Ned filmait les gens, les spectacles, les portraits des gens du village, et puis quand Gatti est parti monter une pièce en Allemagne, on s’est dit mon frère et moi : Pourquoi on ferait pas ça ? On a eu envie de toucher cette caméra, de filmer, de faire un travail qui serait politique, des gens qui témoigneraient de leur vie, de leur lutte, de leur combat.
On a quitté le Brabant wallon et on est retournés là d’où on venait, c’est-à-dire Liège. On est allés dans différents endroits, des cités ouvrières pour la plupart avec cette idée qu’on avait lue chez Sartre : les gens sont mis en série, le capitalisme sérialise les individus, comment essayer de regrouper les gens autour de quelque chose, ne fût-ce qu’une discussion, un projet politique ? A partir de là, nous avons voulu aller dans les cités, un peu naïvement je dois dire, en nous disant : L’urbanisme divise les gens, les sérialise, on va essayer qu’ils se reparlent, on va aller les filmer. On sonnait en bas, on s’annonçait : Nous avons un projet vidéo dans le quartier et on essaye que le maximum de gens de la cité témoignent de leur vie, et des moments importants dans leur histoire, s’ils on participé à une grève, s’ils se sont battus dans leur vie. La plupart des gens nous ont ouvert leur porte.
Et on faisait des portraits, on filmait à la gâchette, c’est-à-dire, on n’avait pas de table de montage, on filmait, la personne parlait, s’il voulait nous montrer quelque chose, on arrêtait. On était à Seraing, il y a eu toutes les grèves, les conditions de travail dans les usines, dans les charbonnages, les aciéries, les cokeries, les femmes qui travaillaient dans les entreprises d’ampoules. On a fait trois, quatre cents portraits, et le samedi, le dimanche, on passait ça à la maison de jeunes, qu’on ouvrait nous-mêmes, parce qu’on ouvrait aussi un espace collectif, on a ouvert comme ça deux maisons de jeunes. Notre travail a été reconnu au niveau de l’éducation permanente, du ministère de la culture, on a eu un financement de l’Etat pour travailler, sinon on n’aurait pas pu. On a fait cela pendant quelques années. Et puis il y a eu des grèves, des fermetures, des ouvriers ont séquestré un patron, on était là, et on a couvert ainsi une série de mouvements.
A un moment donné, on a eu le désir de construire quelque chose nous-mêmes, de faire un film, et notre premier documentaire a été sur la résistance contre les nazis dans la région de Seraing-Liège, c’est le premier film qu’on a construit avec une table de montage. Et après on a fait d’autres documentaires sur les grèves, toujours avec des gens qu’on avait rencontrés par ailleurs en faisant tous ces portraits, voilà. Cela, de 1977 à 1984. [1978 : Le Chant du rossignol, 1979 : Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois, 1980 : Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler, 1981 : R...ne répond plus, 1982 : Leçons d’une université volante.] En repassant par un travail avec Gatti en 1981 en Irlande où Jean-Pierre était assistant-caméra et moi assistant-réalisateur, assistant-réalisateur chez Gatti, cela veut dire une espèce de régisseur, le gars qui s’occupe d’un peu de tout et notamment aussi d’aller chercher les comédiens. Je regardais et j’essayais de comprendre comment il faisait, ce qui se passait.