Frédéric Neyrat | C’est maintenant
De mémoire, je cite : « c’est maintenant que je parle », la dernière phrase du Très-Haut, un lecteur vérifiera, je ne dois pas être très loin du compte : alors que tout semblait inévitablement impossible, que Sorge ne parlait qu’une loi omniprésente, capable de produire ou de laisser vivre ses intimes opposants, ses propres anticorps, alors que la structure – ça parle, ça pense, ça produit – semblait régner sans partage (sans division, sans véritable faction), une parole s’énonce d’un Je au pied du mur, juste avant que la femme qui lui fait face ne remonte ses yeux du sol et - ou - le canon de l’arme qu’elle s’apprête à utiliser contre lui, à l’instant de sa mort, tu sais cette vieille histoire ou plutôt cette histoire qui lui a troué la mémoire, cette trouée d’immémorial qui se répand partout dans ce livre comme dans d’autres de ses textes, cette tache sur le mur qui n’existe que par ses contours, une parole s’énonce qui libère Sorge d’un trop plein de sens, et qui me rappelle ce que tu m’avais dit il y a fort longtemps, quand nous étions plus jeunes, cette citation qui m’est restée : « Libère-moi de la trop longue parole », voilà sans doute, dans l’impossible juxtaposition de ces deux phrases, ce qui me vient ou me revient de Blanchot :
dans ses textes, les opposés sidèrent, et ne se résolvent en aucune synthèse, ce n’est même pas une « dialectique négative » ou une « dialectique à l’arrêt », sans doute parce que le logos ne permet pas à quelque deux de communiquer – même s’il est tout de même question de communication, car il ne s’agira jamais d’en rester à une impossible juxtaposition, il faudra aller plus loin encore, ou plus près, pour qu’il soit avéré que même l’impossible ne saurait désigner quelque point terminal, c’est comme le désastre qui constitue et ne constitue pas un dehors et ne constitue pas non plus la simple contradiction de ces deux énoncés, pas de neutralisation possible ou alors un Neutre qui laisserait pourtant s’échapper ce qu’il n’a pas la force d’annuler, sans qu’aucune autre éthique n’en surgisse que pour une Antigone doublement abandonnée, qui ne pourrait pas même s’assurer d’une autonomie parce que les lois de la nuit auraient dû déposer leur souveraineté dans la nuit de la nuit, « l’autre nuit » qui, comme le désastre ou le dehors, doit abdiquer son obscurité devant les éclaircies transitoires - « j’ai été obscur dans autrui » dit-il quelque part et juste après : « nul, j’ai été souverain »,
cela me reste, et insiste parce que je ne l’ai pas compris, comme une stèle, une énigme surtout, et lorsque j’ai relu Blanchot il y a quelque temps je suis retombé sur ou dans les mêmes trous noirs et j’ai surtout été frappé par la présence d’une grande violence, une terreur permanente dans ses livres qui, je te l’avoue, ne me séduisait plus guère, je ne pouvais presque plus rien en faire, cherchant désormais tout autre chose : précisément ce qui se passe entre le Dehors du dehors et les Doubles, car c’est bien là l’impasse qu’il est certes bon de repérer mais qu’il est encore plus impérieux de traverser : ou les Doubles, ou le Très-Haut, mais au milieu ? (au passage, je note que la même question est traitée par Paul Auster dans City of Glass : ou les Doubles et la paranoïa de la signification (rechercher un sens à tout prix, au cœur de ce qui n’est peut-être que « hasard », coup de téléphone lancé par erreur d’un nulle part), ou la disparition - la mort - de Quinn comme seule sortie possible : la mort est un dehors littérairement facile) [1] ;
maintenant, c’est maintenant que je t’écris et c’est de là qu’il faut repartir, de cette parole qui ne sera cependant pas libérée d’elle-même, tombant dans un autre piège, repartir de cette fin qui aurait dû être l’aurore continuée peuplant le milieu de nos vies, de nos obscurités intérieures et de ce qui arrive à chacun de n’être ni nul, ni souverain, simplement songeur peut-être devant les énigmes que nous nous devons de relancer sans l’attente du jugement dernier, c’est toujours maintenant que je vis, que je crée de quoi soutenir la folie sans laquelle je ne serais pas capable de dire autre chose que ce que dit la structure ou la parole non-ponctuée.
Tu me diras qu’Orphée est bien cet homme-là, et que son désœuvrement se situe entre deux – l’œuvre qui perdrait l’inspiration et l’inspiration pure qui se passerait de l’œuvre ; laisse-moi demander à Eurydice ce qu’elle en pense et s’il est possible d’éviter son sacrifice, sa double mort, ou peut-être qu’il ne faut pas trop demander à Eurydice, pas plus en tout cas qu’elle ne peut donner, à moins – mais cela est, précisément, ce qui la regarde – qu’elle ne donne par amour ce qu’elle n’a pas. Pour te le dire autrement, je préfère l’Orphée de Marcuse, qui propose à l’humanité l’image révolutionnaire de la « négation déterminée de tout ce qui existe ».
Voilà ce que je peux te dire sur Blanchot à l’heure où je t’écris, l’instantané que tu me demandais. Je suis pourtant bien convaincu qu’il me faudra reprendre plus tard son œuvre, qu’il me faudra lui rendre justice - au moment opportun.
dans ses textes, les opposés sidèrent, et ne se résolvent en aucune synthèse, ce n’est même pas une « dialectique négative » ou une « dialectique à l’arrêt », sans doute parce que le logos ne permet pas à quelque deux de communiquer – même s’il est tout de même question de communication, car il ne s’agira jamais d’en rester à une impossible juxtaposition, il faudra aller plus loin encore, ou plus près, pour qu’il soit avéré que même l’impossible ne saurait désigner quelque point terminal, c’est comme le désastre qui constitue et ne constitue pas un dehors et ne constitue pas non plus la simple contradiction de ces deux énoncés, pas de neutralisation possible ou alors un Neutre qui laisserait pourtant s’échapper ce qu’il n’a pas la force d’annuler, sans qu’aucune autre éthique n’en surgisse que pour une Antigone doublement abandonnée, qui ne pourrait pas même s’assurer d’une autonomie parce que les lois de la nuit auraient dû déposer leur souveraineté dans la nuit de la nuit, « l’autre nuit » qui, comme le désastre ou le dehors, doit abdiquer son obscurité devant les éclaircies transitoires - « j’ai été obscur dans autrui » dit-il quelque part et juste après : « nul, j’ai été souverain »,
cela me reste, et insiste parce que je ne l’ai pas compris, comme une stèle, une énigme surtout, et lorsque j’ai relu Blanchot il y a quelque temps je suis retombé sur ou dans les mêmes trous noirs et j’ai surtout été frappé par la présence d’une grande violence, une terreur permanente dans ses livres qui, je te l’avoue, ne me séduisait plus guère, je ne pouvais presque plus rien en faire, cherchant désormais tout autre chose : précisément ce qui se passe entre le Dehors du dehors et les Doubles, car c’est bien là l’impasse qu’il est certes bon de repérer mais qu’il est encore plus impérieux de traverser : ou les Doubles, ou le Très-Haut, mais au milieu ? (au passage, je note que la même question est traitée par Paul Auster dans City of Glass : ou les Doubles et la paranoïa de la signification (rechercher un sens à tout prix, au cœur de ce qui n’est peut-être que « hasard », coup de téléphone lancé par erreur d’un nulle part), ou la disparition - la mort - de Quinn comme seule sortie possible : la mort est un dehors littérairement facile) [1] ;
maintenant, c’est maintenant que je t’écris et c’est de là qu’il faut repartir, de cette parole qui ne sera cependant pas libérée d’elle-même, tombant dans un autre piège, repartir de cette fin qui aurait dû être l’aurore continuée peuplant le milieu de nos vies, de nos obscurités intérieures et de ce qui arrive à chacun de n’être ni nul, ni souverain, simplement songeur peut-être devant les énigmes que nous nous devons de relancer sans l’attente du jugement dernier, c’est toujours maintenant que je vis, que je crée de quoi soutenir la folie sans laquelle je ne serais pas capable de dire autre chose que ce que dit la structure ou la parole non-ponctuée.
Tu me diras qu’Orphée est bien cet homme-là, et que son désœuvrement se situe entre deux – l’œuvre qui perdrait l’inspiration et l’inspiration pure qui se passerait de l’œuvre ; laisse-moi demander à Eurydice ce qu’elle en pense et s’il est possible d’éviter son sacrifice, sa double mort, ou peut-être qu’il ne faut pas trop demander à Eurydice, pas plus en tout cas qu’elle ne peut donner, à moins – mais cela est, précisément, ce qui la regarde – qu’elle ne donne par amour ce qu’elle n’a pas. Pour te le dire autrement, je préfère l’Orphée de Marcuse, qui propose à l’humanité l’image révolutionnaire de la « négation déterminée de tout ce qui existe ».
Voilà ce que je peux te dire sur Blanchot à l’heure où je t’écris, l’instantané que tu me demandais. Je suis pourtant bien convaincu qu’il me faudra reprendre plus tard son œuvre, qu’il me faudra lui rendre justice - au moment opportun.
13 mai 2013
[1] Je me demande si cette photo de Blanchot poussant son caddie sur ce qui semble être un parking de supermarché n’est pas le retour dans le réel de ce qui n’a pas été symbolisé : une vision d’un entre-deux (un quotidien, la vie) qui n’avait pas de place. Une solitude encore, car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’il n’y a que des Doubles et un Trop-Haut.