Frédéric-Yves Jeannet Osselets et Cyclone aux éditions Argol

A l’occasion de la parution aux éditions Argol de deux livres de Frédéric-Yves Jeannet, Osselets et la reparution de Cyclone, j’ai été invité à dialoguer avec l’auteur au Lieu Unique à Nantes autour de ces parutions. On trouvera ici une version légèrement remaniée du texte qui cherchait simplement à lier les deux parutions, les deux volumes.


Il y a peut-être deux veines à envisager dans l’œuvre de Jeannet (en fait trois si l’on y ajoute les entretiens), deux lignes qui s’entrelacent et se nourrissent et que l’actualité de ces parutions viennent mettre en valeur :
Il y aurait d’un côté le sillon Cyclone, Charité, Recouvrance
Et de l’autre le terrain Osselets que l’on pourrait rapprocher de Si loin nulle part et de La lumière naturelle.
Deux respirations mais évidemment toutes portées par le même souffle de l’écriture.
En effet, quelque soit le livre qu’on ouvre, la veine que l’on choisisse, il y aura écho, entrelacement, confrontation et éclairage de l’un par l’autre et inversement. Car où que l’on se tourne, ce dont il est d’abord question dans les livres de Jeannet, c’est une question d’écriture.

On peut parler de Cyclone comme du livre hanté par l’interrogation qu’on lit page 222 « De qui suis-je le fils ? » : interrogation sur les doubles sens de la filiation, celle du père de l’auteur, mais aussi celle de l’auteur père d’un garçon, l’ainé, à qui il s’adresse directement, à qui il adresse directement ce paradoxe : « Avant ta naissance mon fils, je t’écrivais déjà cette lettre impossible que je n’enverrai pas, que tu ne liras sans doute jamais, et que j’appelle un livre. » [1]

D’une certaine manière, cette phrase nous donne la clé essentielle des livres de Jeannet : son sujet, son enjeu, l’écriture elle-même, et l’écriture avec ou malgré son impossibilité… le geste d’écrire, l’avancée dans l’écriture confrontée à une aporie, une impossibilité, un abîme dans lequel il faut pourtant nécessairement aller (geste baudelairien s’il en est).

Et l’on pourrait quasiment prendre des pages au hasard pour constater que la question centrale des livres de Jeannet est celle de l’écriture au-delà des questions autobiographique qui n’existent qu’en tant que question d’écriture.

La question est : comment ça marche, ou, pour être un peu moins trivial et abrupt comment l’écriture de Jeannet se débrouille, s’élabore pour affronter cette conscience de l’impossible ?
Comment affronte-t-il la mémoire lacunaire du passé, comment traverse-t-il une jeunesse marquée par le deuil, la douleur et la décision de quitter la France, de s’exiler ailleurs à l’âge de 16 ans ? Comment écrire cela et surtout les trous, les béances de cette mémoire, de ce passé qui s’affronte au présent ?
Pour Jeannet, une question essentielle est celle du recopiage infini des manuscrits anciens, des notes passées.


« Je marche dans la ville en répétant ces phrases de Roger Laporte qui reviennent de front, sans cesse, tarauder ma mémoire : « Poursuivre, il le faut. Poursuivre : silencieuse injonction à laquelle plus tard d’autres répondront. » Je marche dans la ville ruisselante de tout l’orient du nord, me perds dans les ruelles, retombe sur les entrelacs de ponts et d’escaliers qui me procurent la sensation d’être continuellement en partance, d’habiter un navire. Je marche dans la ville en articulant à voix basse ces phrases à l’appel desquelles je cherche vainement, depuis si longtemps déjà, à répondre. Depuis un quart de siècle, j’accumule lentement des notes dans divers carnets de bord qui constituent des sortes de puits, réserves où elles fermentent et s’élaborent plus ou moins au fil des recopiages successifs, avant de rejoindre ce livre qui les absorbe toutes, les dévore, se nourrit de leur substance, de leur dissémination ; ce livre qui n’en est pas un – ni roman, ni poème, ni même journal –, liasse de lambeaux noirs presque indifférenciés où tout peut entrer, tout ou rien. » [2]



Voilà l’enjeu et le travail d’écriture que j’ai qualifié ailleurs, en référence aux rapiècements de Montaigne, de ravaudage.
Frédéric-Yves Jeannet est un archéologue de sa mémoire qui ravaude un texte. Jeannet couture les fragments, les lambeaux de la mémoire prise dans les cahiers, les notes, les lettres du passé, affrontés et confrontés aux présents de l’écriture.
Un texte comme Cyclone est un couturage de ce passé, recopié, et relié autant qu’il est relu. Il fait remonter à la surface du textile textuel les morceaux du passé. Il peut les analyser, les regarder avec distance… mais surtout il les assemble, il les rapproche du présent qui tente de s’écriture dans et par l’écriture. Il joint par l’écriture ces lambeaux.

« Ainsi est apparue dans ce manuscrit une strate supplémentaire, qui en traversera les pages, intercalées comme les couches de sédimentation limoneuse dans la structure subaquatique des marais entre d’autres couches argileuses plus anciennes, durcies ou encore élastiques, mais d’une élasticité tectonique relative : outre les années de sa composition, les première du XXIe siècle, qui s’écoulent à mesure que le texte s’assemble, outre celle qui a précédé la naissance en mars 1979 de mon fils Matthieu, resurgie du manuscrit le plus ancien qui ait survécu intact au naufrage de Cyclone, celui de 1978 que je tente ici de restaurer, outre encore l’année 83 du tournant de ma vie, qui allait me permettre de la sauver – jusqu’à présent du moins je suis sauf – , il faut compter & m’appuyer sur le terreau de ces lettres retrouvées de l’été 1967, sur la lettre de Rimini de 1966, sur celle de 1959 à ma mère, ce qui entoure et accompagne dans la mémoire cette tranche du passé, tout ce qu’il est possible de reconstituer de cette époque brouillée par la distance. » [3]



D’où une architecture complexe et mouvante, une plasticité interne du texte qui vient mettre en tension la forme du texte : un paragraphe dense et unique pour chaque livre. Là où le paragraphe unique fait bloc et signifierait a priori une clôture, la dynamique interne du texte, traversé par les strates temporelles et spatiales donnent un vertige, l’impression de se perdre parce que l’écriture travaille l’instabilité [4].


L’autre versant de l’œuvre serait trouverait sa forme avec Osselets. Il s’agirait du négatif de Cyclone au sens photographique du terme c’est-à-dire une forme qui contiendrait l’autre dans son creux. Pas d’opposition mais un travail de tension, un exercice de contrariété.

Osselets est présenté comme un autoportrait, mais un autoportrait qui ne peut prendre figure que dans le mouvement même de l’existence, et ici son morcellement infini.

« Qu’est-ce qu’un autoportrait ? » demande Frédéric-Yves Jeannet avant d’y répondre immédiatement : « Contrepoint, modulation & fugue sur le matériau de ma vie toute entière versée dans mes livres. » p. 121.

Le motif musical est ici important, d’abord parce que l’œuvre de Jeannet est une construction musicale du texte, mais il participe de la vocation de ce texte qui est de nous perdre, de ne jamais nous installer dans un quelconque confort. Là où l’on aurait pu attendre une question picturale, c’est la musique qui vient. L’autoportrait est d’abord musical. Cet effet de rupture est caractéristique de ce livre qui joue constamment sur les ruptures.
Là où Cyclone cherche à faire entendre les brisures dans la masse textuelle par ravaudage, Osselets avance dans l’écriture par déliaison et désorientation.

L’idée de ce livre est celle du portrait en fragment, et de la très grande mobilité. D’où une écriture en parataxe c’est-à-dire un travail de juxtaposition, d’effacement des transition, et donc d’éclatement.

L’autoportrait fonctionne par étoilement, par constellation de notes qui sont autant de strates de temps, d’espace et de mémoire qui se répondent et glissent dans ce dispositif.

On y découvre une véritable stratégie de l’égarement, de la dérive dans ces strates qui laissent au lecteur tout sa place pour se saisir des glissements, pénétrer dans les anfractuosités et aimer se perdre pour mieux trouver le sens d’une nécessité dans l’écriture.

L’enjeu d’Osselets est celui de l’incertitude, du mouvant, de l’énergie désespérée de ce mouvement qu’est l’écriture et qui ouvre magnifiquement le livre par cette première phrase paragraphe : elle dit dans sa forme ce qui peut la relier à un livre comme Cyclone et ce qui lui appartient en propre : espace micrologique de l’œuvre à l’œuvre dans cette densité, et cette énergie aboutissant à cette conclusion :

« Je me suis remis à jouir, à jouer, à rejouer ma vie aux osselets avec la mort au fond du trou, pas le noir mais l’angoisse, à fumer comme si l’emphysème était de la fantasy fiction, le cancer du poumon une invention récente, j’étais sur la voie de gauche, je doublais un camion, talonné par un coupé BMW, il ne fallait pas freine à ce moment-là, mon pied depuis une demi-heure s’était paresseusement enfoncé dans l’accélérateur et j’étais à 180 sans m’en être rendu compte avant de voir disparaître très vite dans le rétroviseur droit le semi-remorque tout juste doublé, ce n’était peut-être pas normal cette si brusque disparition, j’ai freiné quand même en me rabattant sur la voie de droite, quoique je ne pusse sortir de l’autostrade puisqu’il n’y avait pas de sortie avant Chilpancingo, pas m’arrêter non plus sur la bande d’arrêt d’urgence, il fallait continuer sur la vitesse acquise alors que j’étais pressé de sortir & m’arrêter, les mots s’étaient remis à déborder et balbutiaient infiniment sous la coupole de mon cerveau et je ne voulais pas oublier un seul membre de phrase en passant, voulais ne penser à rien d’autre qu’à ces mots volatils, essayais à grand-peine de rameuter ces lambeaux venus des limbes qui ne s’arrêtaient pas un instant de voltiger & virevolter dans le cockpit & sous mon crâne, j’ai appuyé à nouveau sur l’accélérateur et dépassé 200, cela faisait six mois que je n’avais pas écrit un mot. » [5]







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23 avril 2010
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[1Frédéric-Yves Jeannet, Cyclone, Argol, 2010, p. 225.

[2Frédéric-Yves Jeannet, Cyclone, Argol, 2010, pages 13-14.

[3Frédéric-Yves Jeannet, Recouvrance, Flammarion, 2007, p. 126.

[4Les pages 225-230 de Cyclone sont assez significatives de ce travail d’écriture, de plongée dans les strates de la mémoire par les différentes versions du livre qui se superposent, dialoguent et organisent les pages du livre.

[5Frédéric-Yves Jeannet, Osselets, Argol, 2010, pages 11-12.