Gila Lustiger|Nous sommes

Nous sommes

Elle est cette jeune femme qui nous installe d’emblée en compagnie de son père. Lecteur de journaux, de tous les journaux possibles, accumulant les coupures, personnage àla fois familier et étranger àses proches. Du moins àsa fille pour commencer, sa fille qui pourrait bien être aussi l’auteur de ce roman. Et qui, on l’apprendra quelques pages plus loin, l’est effectivement.
Voilàdonc deux premières catégories transcendées : celle du narrateur et celle de l’auteur !
Mais, nous ne sommes - làque dans une des couches de la chose littéraire si bien maîtrisée par Gila Lustiger [1].
Autre transcendance - transgression : celle des types de discours. Bon, on était habitués àla typologie des textes. Où l’on retrouvait peu ou prou les séquences habituelles dans tous bons romans : la narration, la description, le dialogue, le poétique et autre argumentatif. Je sais, on n’y prête (heureusement ?) pas attention. Mais, ça nous acclimate quand même, ça assure, et ça rassure le lecteur. Même dans des ouvrages d’art qui ne sont pas que consentants ! Voir àce sujet la recherche littéraire de Dominique Viart.

Elle ne craint pas les cassures, les ruptures, si bien suturées d’ailleurs qu’il n’y paraît plus au lecteur qui se laisse aller au gré de la fantaisie -du moins le croit-il- de Gila Lustiger : les 100 premières pages pour former le lecteur de mon roman, dit Umberto Eco. Quelques pages suffisent àGila Lustiger pour y parvenir. Oui, cela commence ainsi :
« Le premier nÅ“ud de mémoire est facile àdéfaire. Il suffit de le toucher. Le premier nÅ“ud est le papier journal. Des journaux d’autrefois, semés de scandales d’autrefois. Les mots d’autrefois ont-ils une idée de ce qui les attend ?  »
Tension maximale en ce qui concerne le support (le papier), le contenu (les évènements), le langage (les mots du quotidien).
Et voilàen cinq lignes tramée la matrice de ce roman : nous y sommes !

Gila Lustiger va dorénavant nous faire circuler de par la fluidité de son style entre les trois univers :
• le support, le substrat : la question de la fabrique du roman lui-même : « Je pense àune anecdote sur cet hymne de partisans Juifs . Elle réduit ànéant toute la structure narrative que j’avais élaborée, mais l’envie de la raconter est alors trop forte, alors tant pis  ».
• le contenu, le thème traité : la mémoire d’un destin par le rapprochement sans transition entre le fait historique et le parcours singulier des personnes : « Chez nous, on dissimule son visage de malheur derrière un sourire et sa mélancolie derrière une bonne blague juive : « Un jour, il (un grand écrivain israélien) entendit une publicité pour une agence de voyages qui le sidéra : « excursions àAuschwitz. Aller et retour dans la journée  » Mon ami appela la radio et demanda àparler au directeur des programmes. Lorsqu’il l’eut enfin au bout du fil, il lui demanda : « Vous ne trouvez pas que l’aller-retour àAuschwitz, c’est un peu dur ? « Le chef de la programmation répliqua : « Zog nischt kenmal ... Et pour ceux qui ont été déportés àAuschwitz, vous croyez que c’était facile ?  »
• Les mots, le langage, parce qu’àla fin d’une incommunication et au commencement de la compréhension, cela se cristallise en un ou deux mots : « Je voulais ajouter que c’était une photo de mon père avec un soldat américain, debout sur un socle et se tendant la main. La première fois que j’avais vu cette photo, l’idée m’était venue qu‘ils avaient eu ce geste pour entrer dans l’histoire - le mot monument s’était alors tout simplement imposé àmoi, et le mot amitié, une amitié exposée, proclamée, affichée ... Mais avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, elle attaqua ...  »

Nous sommes : un objet littéraire « manu-facturé  », par une femme écrivain « possédée par ses personnages.
– Possédée , peut-être pas, mais en tout cas, ils me tiennent. Prends Grand-Père par exemple. Tous les jours il se bat contre son corps, contre le vieillissement vis-à-vis duquel il ne peut rien. Tout cela lui coà»te  »
Et nous sommes, nous, lecteurs par cet art du roman si bien mis en Å“uvre pour la circonstance particulière de son sujet, nous sommes possédés par un récit qui , bien que n’apparaissant que par bribes, se révèle au fur et àmesure de la lecture savoureuse : « Tout au début , je veux dire quand a commencé l’occupation par les Allemands de la ville natale de mon père en Pologne, les Juifs ont été obligés de s’inscrire sur des listes pour le travail forcé ...Mon arrière -grand-père, le chef de la famille, décida alors de se cacher avec toute sa tribu.  »
Ainsi commence aussi le roman - Nous sommes àsa page 166.

Par les mots, mais aussi au-delàdes mots, il est question du père, de la mère, du grand - père, de la grand - mère, d’une fille qui s’interroge et interroge son rapport au monde, via la mémoire de sa famille, ce monde des morts et des vivants (et ne lui parlez surtout pas de survivants !), ce monde avec l’expérience indélébile de l’holocauste, ce monde avec la fondation de l’Etat d’Israë l.
Gila Lustiger : un regard pénétrant, rigoureux, agile, et somme toute profondément humain. Un regard sur ce que nous sommes et sur ce que nous devenons.

13 février 2006
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[1Gila Lustiger est née àFrancfort sur le Main en 1963. Après des études littéraires àl’Université hébraïque de Jérusalem, elle s’est installée àParis où elle vit et travaille depuis 1987. Ses romans (au nombre de trois àce jour), très remarqués en Allemagne et salués par la critique française lors de la parution de leurs traductions successives (L’Inventaire, 1998 ; Quel bonheur !, 2000), lui assurent d’ores et déjàune place parmi les auteurs les plus importants de sa génération. Son dernier roman, So sind wir, Berlin-Verlag 2005 (dont la traduction française a paru en juin 2005 sous le titre de Nous sommes aux éditions Stock), a été nommé pour le tout nouveau « Deutsche Buchpreis  » 2005.