Hélène Gaudy | Plein hiver

Plein hiver , roman de Hélène Gaudy est à paraître en janvier 2014 dans chez Actes Sud.

On se souvient, ici, de son formidable travail en résidence au lycée Olympe-de-Gouges (Noisy-le-Sec) qui prouverait à lui seul la pertinence, littéraire et sociale, de ces entreprises d’immersion de l’auteur dans un environnement autre (ici, "lycéen", et "en banlieue", pour schématiser), de ce gain pour les deux parties, si difficile à nommer, quasi indicible, et pourtant si réel - et si précisément énoncé ici :

« Les textes sont une voie d’accès à quelque chose qu’on ignore, qu’on ne circonscrit pas totalement, et c’est tant mieux. Ils déplient quelque chose, l’ouvrent comme ces gâteaux japonais — secrets à l’intérieur. Se rendre attentif à un savoir qu’on ne pensait pas détenir et se risquer à le déployer. ».


Ce nouveau livre est une manière de postface à cette résidence, qui l’a nourri en temps et énergie - sans se limiter à cela, car ce roman américain n’est pas illustratif de ce décor-là (les jeunes, la banlieue parisienne).
Ce livre est surtout une condensation d’écriture, ramifiée et compacte, un univers fictionnel et un toucher singuliers - à découvrir, si ce n’est déjà fait.

Elle nous en a confié des "bonnes feuilles", en attendant un journal de travail, making-off, récit de quelques à-côtés du roman en cours puis terminé, qui seront publiés sur remue.net dans les semaines à venir.
La lire sur remue.net.


Cela fait quatre ans maintenant que la ville vit avec la disparition de David. Fou, comme elle s’est insinuée partout, la disparition d’un seul, comme elle a gagné tous les autres.

Après des heures d’attente, les parents de David avaient appelé la police. Toute la ville, au peigne fin. Malgré son apparente absence de recoins, elle s’était comme dépliée, révélée pleine de trous, de caves, de greniers et de planques, comme une carte routière qu’on ouvre sur ses genoux et qui dévoile ses plis, ses nœuds et ses zones blanches. La ville était plus profonde, plus menteuse qu’on ne l’aurait imaginé. En dessous du silence, profond dans les maisons fusaient les messes basses, les scénarios, les confidences. Jamais Lisbon n’avait autant bruissé d’hypothèses et de conjectures, jamais elle n’avait été aussi frémissante, aussi vive que grevée, en son cœur, par la disparition de l’un de ses enfants.

Un vacarme d’enfer et on se précipitait sur le trottoir, tête en l’air pour voir les hélicoptères qui hachaient le ciel, décrivant autour de la ville des cercles concentriques. Les maisons étaient traversées par la rumeur comme si s’ouvrait en leurs murs un passage pour les conversations secrètes, les aveux parfois obtenus aux poings — cette électricité il fallait la faire taire, secouer les enfants comme des pruniers, Vous devez bien savoir, vous, où il s’est caché. Les routes comme des boulevards et à la périphérie, à l’orée des bois et au pied des montagnes, une fois qu’on eut fouillé les maisons et les caves, sorti de force de la bouche des enfants des détails sans importance, une fois les maisons vidées, asséchées, rien à voir, le lac s’était imposé comme le dernier recours, la surface miroir sous laquelle, forcément, quelque chose avait dû sombrer.

Les plongeurs s’enfonçaient dans l’eau glacée. Les habitants massés sur ses rives observaient leur zodiac à l’arrêt. Les silhouettes noires, luisantes, disparaissaient le temps qu’on retienne son souffle dans les profondeurs d’un vert de forêt, écartant le limon d’un squelette de cheval, d’une carcasse de voiture.

Prince Buchanan, depuis sa fenêtre, les regardait.

Devant le vide du lac, il avait fallu se résoudre à la disparition. À la sortie de Lisbon, les routes filaient vers les montagnes, vers de lointaines zones industrielles, se séparaient en embranchements multiples. Au-delà des limites de la ville, David pouvait être partout et nulle part, alors les habitants avaient continué à le voir là, entre leurs murs — sa silhouette au coin d’une rue, dans un fossé. On avait recyclé les vieilles légendes. Nathaniel Bar-Jonah, le dévoreur d’enfants, avait repris du service dans la bouche des parents. On guettait sur le visage des voisins la figure de l’ogre, l’expression qui le trahirait. On attendait le dégel pour scruter le moindre creux, la moindre faille, comme si l’hiver avait à la fois le pouvoir d’étouffer et de faire sentir plus nettement ce que son engourdissement blanc, peut-être, dissimulait.

La disparition de David avait muté, s’était répandue comme un virus. On le guettait partout et c’était cela, l’absence, avaient appris les habitants de Lisbon, la possibilité permanente du retour.



Plein hiver, par Hélène Gaudy, Janvier, 2014 / 11,5 x 21,7 / 208 pages, ISBN 978-2-330-02706-3.

20 décembre 2013
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