73- Henri Thomas dans La Revue de Belles Lettres
On ne s’étonne pas de l’importance de ce travail lorsqu’on consulte en fin de volume, et la bibliographie de Thomas, et les 14 pages des « Repères chronologiques » établis par Luc Autret et Ghislaine Dunant.
On a bien le sentiment d’une vie qui s’est vouée à la littérature et à l’écriture, qui a trouvé là la seule voie d’un salut possible : là, c’est-à-dire dans l’exploration de presque tous les champs littéraires : depuis les Carnets, que Thomas tiendra de 1934 – il a vingt-deux ans – jusqu’à sa mort, et dont beaucoup seront publiés, en passant par le roman, la nouvelle, la méditation critique, la traduction (de Shakespeare, Pouchkine, Essénine, Hölderlin …) dont Gilles Ortlieb présente ici l’espace et les enjeux, et surtout la poésie : elle, dit-il, qui l’a sauvé dans son adolescence, et c’est la rencontre de Rimbaud , elle qui est au fond sa constante passion, celle qui anime et justifie les autres entreprises littéraires, elle en particulier qui, selon la belle formule de Ghislaine Dunant, « va ouvrir de l’intérieur la forme de ses romans ».
Mais « là », cela renvoie aussi à l’extraordinaire activité de Thomas dans la vie littéraire, à sa participation à de très nombreuses revues, à leur création parfois, comme c’est le cas pour Obsidiane par exemple, en 1978, et bien sûr à la NRF, où il fut accueilli et soutenu très tôt par Gide et Paulhan.
Cela conduit, dans les années soixante et après, à une reconnaissance de l’originalité et de l’importance de l’œuvre de Thomas, que d’assez nombreux prix littéraires accompagnent, ainsi qu’une reconnaissance de la qualité de cet homme rare et discret.
Mais rien d’une gloire littéraire, que Thomas n’a jamais recherchée. Au contraire.
Il y a parallèlement chez lui un constant mouvement de repli, de retraite, un besoin de solitude et de silence qui le poussent régulièrement loin des salons et des coteries, vers des îles, Houat ou la Corse, tous abris pour cette vie que par ailleurs des difficultés matérielles rendent assez « précaire », entravée par l’obligation où il est de se consacrer pour vivre à des « travaux grinçants » ; il y a beaucoup d’errances ici et là, comme une impossibilité de se fixer quelque part.
Or ce que ce numéro donne aussi à entendre, et c’est bien émouvant, à travers les nombreux extraits de correspondances inédites, comme les quatorze lettres à Armen Lubin, c’est la confidence d’une blessure secrète dont l’œuvre aussi témoigne, et qui donne à la voix de Thomas, comme à son imaginaire, ce ton un peu décalé de mystère et d’étrangeté si sensible dans les pages extraites des Carnets que propose la revue.
Si, à Armen Lubin, il parle de sa « faillite en société », « une faillite bien claire dont je prends mon parti assez humblement », il donne à cet écart une raison plus profonde, une sorte de nécessité métaphysique, que révèle ce passage d’une lettre à Paulhan de février 68 : « Il y a toujours un intervalle qui empêche tout ce que j’aime de former un tout, de s’entendre en moi. Cet intervalle doit être mon domaine propre, j’imagine. »
Un domaine dont Philippe Jaccottet, de qui Thomas est très proche, trace les contours avec une grande justesse dans un bel article du Monde de février 73, « Thomas l’inapparent », et que reproduit la revue, à côté d’extraits de leur correspondance.
Après avoir noté l’injustice qui « maintient dans une sorte de pénombre un écrivain de si loin supérieur à ceux qui font du bruit dans les lettres », Jaccottet précise ainsi la spécificité de l’écriture de Thomas : « (…) il reste “quelque chose” de secret, “quelque chose” d’inapparent qui justifie une ombre de confiance encore à l’extrême limite du désespoir et du silence, quelque chose que les paroles doivent non pas cerner, encore moins proclamer, mais laisser “transparaître” dans une sorte d’insignifiance attentive – loin de toute “voie royale” ».
Et c’est bien ce que l’on ressent à lire Henri Thomas : il ne s’agit jamais de briller, de conquérir, il se défie des prouesses de l’image et de toute emphase, il admire que, chez Follain, « le langage ne cesse de se dépouiller de ce qui est rhétorique et leçon » ; « je me suis fait honte, écrit-il, de ma légèreté à accueillir images et idées, j’aime mieux me fier aux mots ingrats comme des cailloux. »
Non, il ne s’agit pas de briller, mais d’entrer librement dans un travail où l’on est seul avec les mots : « quand j’écris, je ne parle à personne, même pas à moi. Je n’ai aucune idée quand j’écris. C’est après. Car si on n’est pas libre, on n’écrit pas. »
C’est ainsi sans doute, par ce travail conquis sur le silence, que la poésie peut « sauver ». Et vaincre la solitude, fonder enfin une confiance, une amitié : « Vous devez sentir, écrit Thomas à Lubin, que vous n’êtes pas seul et que les poèmes sont des flèches parties dans l’invisible vers quelqu’un. »
Il y a chez Thomas, vraiment, la hauteur et l’exigence d’une éthique avec laquelle il ne transige pas, qu’il s’agisse d’écriture ou de vie sociale. Voyez cette remarque d’une autre lettre à Lubin à propos de Paulhan à qui par ailleurs Thomas doit tant, et qu’il admire. Mais quand même, lisez ce détail : « Je vois Paulhan briguer l’Académie, ça me fait froid. »
Dans le même ordre d’idées, il y a ce si beau récit, et que je trouve très émouvant, d’une visite à Gide en compagnie d’Artaud, en 1946.
C’est en 40 que Thomas rencontre Artaud à Rodez. Cinq ans plus tard, il écrit à Armen Lubin : « Je tiens Artaud pour quelqu’un de grand ».
Un an après, donc, Artaud est à Paris. Tous deux se retrouvent dans un café. La scène est racontée dans Gide, Mallarmé, Artaud, un article paru d’abord dans Le Monde en 1969 et que la revue reprend sous ce titre [2]. Thomas propose à Artaud d’aller voir Gide, lequel, appelé au téléphone, répond immédiatement :« Venez ! » :
Artaud portait le costume qu’on iui avait octroyé à l’asile de Rodez pour son départ ; le manteau surtout était pitoyable, noir et reprisé de fil blanc. Mais lui, qui était sombre et taciturne dans Ia rue, s’est animé d’une joie surprenante, en présence de Gide. Ce n’était plus le revenant de l’asile, mais un voyageur remonté des enfers avec un formidable trophée. A la fin il a dit un très singulier poème, d’une voix éclatante. Gide était bouleversé, il pleurait. « Mon petit Artaud, dit-il, mon petit Artaud, toutes ces épreuves t’auront enrichi... »
A voir l’état dans lequel se trouvait l’homme de Rodez et du Mexique, le mot peut sembler mal choisi. Mais l’important pour Artaud, l’essentiel, c’était bien l’émotion de Gide, ces larmes, cette accolade avant de le quitter. Dans l’ascenseur, en descendant, Artaud murmurait : « Ça ne commence pas trop mal. »
Qui d’autre parmi les grands bourgeois des lettres alors illustres, aurait ainsi accueilli Artaud patibulaire ? Artaud le Momo ? Et je ne vois pas là l’effet de quelque émotion charitable.