I comme Intervilles & R comme Renoma

Notre chantier d’écriture aura bientôt un prolongement scénique, grâce à Sabine Hélot, programmatrice littéraire au Triangle — Cité de la Danse, à Rennes, qui nous offre l’occasion d’une performance littéraire le 8 avril 2015, intitulée Ça mitraille sec !
La saison littéraire du Triangle explorant des questions politiques, nous avons resserré le cadre de notre travail aux années 1970, décennie de bouleversement général. C’est aussi à cette période que Marielle et Rochefort s’imposent dans le paysage cinématographique français, avec les films de Séria, Blier, Tavernier, ou les comédies populaires d’Yves Robert.
Les prochaines chroniques puiseront dans le matériau dramaturgique que nous rassemblons pour la performance en cours d’écriture.

I comme INTERVILLES

En 1962, le Tour de France est privé d’antenne par le gouvernement qui désapprouve le sponsoring des cyclistes par des marques publicitaires.
Pour pallier d’urgence la déception des téléspectateurs, la première chaîne de l’ORTF réagit aussitôt avec la retransmission en direct de l’émission INTERVILLES, inspirée du divertissement italien Campanile Sera, dont le principe est simple : deux villes s’affrontent à coup de quizz culturel et d’épreuves sportives (tir à la corde, jeux d’adresse comme, par exemple, livraison d’assiettes sur plan savonné et incliné au-dessus d’une piscine, courses d’ânes qu’on remplace bientôt par d’incontrôlables vaches landaises lancées, toutes cornes baissées, sur les participants).

Dax contre Saint-Amand-les-Eaux ! Royan contre Bayonne ! Bayonne contre Saint-Omer ! Tarbes contre Saint-Malo ! Les villes ne doivent pas dépasser un certain nombre d’habitants afin que « l’esprit de clocher » propre aux petites bourgades garantisse le succès de l’émission.

Après des débuts tâtonnants, INTERVILLES conquiert un large public et finit par battre des records d’audience : les téléspectateurs se passionnent pour ces tournois bon enfant où le sens de l’honneur a des parfums de gloire locale et de cochonaille. Avec le Tour de France, INTERVILLES s’impose rapidement comme l’un des moments-phares de l’été télévisuel et, pour en assurer l’animation, on forme un trio de choc : Guy Lux (le créateur de l’émission), la blonde et toujours souriante Simone Garnier et, figure incontournable du petit écran, Léon Zitrone, présentateur vedette du journal télévisé et d’un certain nombre d’événements populaires — Eurovision, jeux Olympiques, défilés militaires, mariages princiers et courses hippiques.

En 1974, Jean-Pierre Marielle emprunte justement à Zitrone son air sévère et ses grosses lunettes à la Brejnev, sa faconde et ses manières serviles pour camper Léo Tartaffione, idole des vacanciers du Camping Caravaning Beau-Soleil situé sur la côte d’Azur.
Si Léon Zitrone est rebaptisé Léo Tartaffione, INTERVILLES est remplacé par INTERCAMPING, la fiction ne cherchant pas vraiment à masquer ses sources d’inspiration. La réalité va pourtant bel et bien la rattraper. En effet, la réalisation du film Dupont-Lajoie (Boisset, 1975) rencontre un certain nombre de difficultés. Son scénario qui aborde frontalement le thème du racisme en France est d’abord refusé par les producteurs. La mairie de Toulon rechigne ensuite à délivrer les autorisations de filmer. Enfin, durant le tournage, l’équipe subit les attaques du groupe terroriste d’extrême-droite « Charles-Martel » responsable en décembre 1973 de l’attentat à la bombe sur le consulat algérien de Marseille. Le groupe Charles-Martel se définit lui-même comme « Anti-Arabe » et le racisme décrié dans le film n’est qu’une copie de ce que vivent alors les Maghrébins de France. On raconte que les comédiens maghrébins du film sont refoulés des hôtels et des restaurants et que l’un d’eux se fait tirer dessus, une nuit, par quatre individus (il lui est d’ailleurs conseillé de ne pas porter plainte). À sa sortie, le film est parfois retiré de l’affiche par certains patrons de salle qui s’inquiètent de la clientèle « essentiellement arabe » qu’il pourrait attirer.
Dupont-Lajoie est cependant un succès public (plus d’un million d’entrées) où chacun reconnaît son voisin.

Le présentateur Tartaffione qui, conscient de son statut d’icône, prend la pose devant les caméras avant de passer ses nerfs sur son assistant, rejoint la liste des personnages troubles campés par Marielle dans les années 70, du dentiste pervers de Sex-Shop (Berry, 1972), au chasseur violeur de La Traque (Leroy, 1975), en passant par le producteur porno Bob Morlock de On aura tout vu (Lautner, 1976). Après une longue liste de seconds rôles, Jean-Pierre Marielle prête enfin sa voix et sa stature à des personnages forts en gueule, hauts en couleur, qui deviennent sa marque de fabrique.

R comme RENOMA

Comment séduire la ravissante serveuse du restaurant de la place, ou l’envoûtante femme croisée la veille dans un des couloirs au bureau ? Comment ne serait-ce qu’attirer son attention, susciter chez elle une curiosité permettant de nouer un premier contact et de faire de votre premier regard une promesse, alors que vous portez vos costume et cravate ternes de morne employé de bureau ? Il faut se distinguer, car cette femme extraordinaire et magnétique, qui fait se tourner tous les regards, est nécessairement assaillie de sollicitations plus ou moins habiles qui ne laissent que très peu de place à votre personnalité si celle-ci est fondue dans le décor par des vêtements quelconques. Il faut attirer son regard, oser la couleur pour vos vêtements et vous présenter à elle comme un homme qui fait de l’élégance moderne une seconde peau, traversant la grisaille des journées tel un homme libre parmi la foule indistincte. Il vous faut du Renoma pour qu’elle ne voie que vous.

C’est le raisonnement que met un temps à l’épreuve Etienne Dorsay, interprété par Jean Rochefort, dans Un Éléphant ça trompe énormément (Yves Robert, 1976). Cadre dans un ministère et père de famille sans histoire, Etienne Dorsay est soudainement ébloui par une jeune femme inconnue, interprétée par Anny Duperey, de passage dans un bureau voisin. Il devient irrésistiblement attiré par elle et, sans savoir comment s’y prendre, il se fait une obsession de la séduire. À un moment, il tente de se montrer attirant en adoptant un look radicalement différent de celui, particulièrement classique, qui est habituellement le sien. Bientôt, partagé entre la satisfaction du résultat obtenu et la conscience du ridicule potentiel de son nouvel accoutrement, mais mimant le naturel, il arbore une coupe de cheveux volumineuse et ondulée, et un costume rouge de marque Renoma. Le tout lui va à peu près aussi bien que s’il s’était déguisé en majorette, et il reviendra vite à son look habituel.

La même folie Renoma frappe Roger Pouplard, réparateur d’électroménager à domicile chez Frigolux, interprété par Jean-Pierre Marielle dans Comme la Lune (Joël Séria, 1977). Roger quitte femme et enfant pour vivre un amour débridé avec Nadia, femme libérée et bouchère financièrement indépendante. Ils mèneront la grande vie et s’adonneront à une sexualité débridée dans leur bourgade normande. Pour mieux s’accorder à cette nouvelle vie beaucoup plus flamboyante que la précédente, Roger est relooké par Nadia dans un style autrement plus relevé que d’ordinaire, et Roger exulte. Le climax vestimentaire est une pure intensité colorée : une éblouissante robe de chambre en soie violette Renoma. Roger lui-même est ébloui, il est soufflé par la puissance de la couleur. Ça en jette, il ne s’est jamais vu comme ça. « Oh ça mitraille sec ! », dit-il. Et de continuer : « Oh putain j’en ai jamais eu d’aussi belle ! Oh la vache, ça éclabousse ! » « Avec ça t’es vraiment une belle bête », lui répond Nadia, et Roger bout, il est ardent de désir, « Ah, tu sais me saper, toi, et tu sais quoi dire pour me faire bander. » Mais cette histoire trop intense et trop folle pour le bouillant Roger ne pourra durer, et le besoin de séduction de Nadia la fera s’éloigner de Roger et le délaisser. Cette parenthèse ébouriffante passée, Roger ne désirera rien tant que de retrouver son marcel blanc et ses bleus de travail d’une vie de famille paisible, où aucun vêtement ne rappelle l’éclat d’une robe de chambre en soie violette Renoma.

23 novembre 2014
T T+