« L’Ille-et-Vilaine, une campagne magnifique ! »
Dans le couloir d’un wagon divisé en compartiments, appuyé à la rambarde qui barre les fenêtres, Jean-Pierre Marielle lorgne sur un Jean Carmet vêtu de cuir brun, farfouillant dans sa valise. Son bagage refermé, Carmet sort du compartiment et rejoint le couloir. Il a certainement noté la présence de Jean-Pierre Marielle, mais ne sachant pas déjà que l’homme qui se tient dans le couloir sera davantage qu’un voyageur anonyme, il ne prête pas attention à lui, et se poste à son tour contre une des vitres du couloir pour laisser vagabonder son regard dans le paysage qui défile.
Marielle, qui continue de lorgner et semble avoir quelques idées derrière la tête, s’adresse à Carmet en déployant une des truculentes tirades de bonimenteur où son jeu d’acteur est incomparable :
« Ce que c’est beau, la France, vous ne trouvez pas ? Tenez, tout à l’heure, on a traversé l’Ille-et-Vilaine, une campagne magnifique, couverte de petites rivières et de ravissantes petites fermes. Eh bien monsieur, qui dans notre pays connaît l’Ille-et-Vilaine ? Personne. Par contre, les Bahamas, on en a plein les journaux ! On va se dorer le cul chez les Soviets, bientôt en mer de Chine. Sans même soupçonner que chez nous, on possède des petits coins de paradis. »
Les deux crocodiles, Joël Séria, 1987
C’est toute une géographie typique des personnages interprétés par Jean-Pierre Marielle qui est ainsi énoncée, une France rurale ponctuée de petites et moyennes villes, territoire de prédilection du Jean-Pierre Marielle de la grande époque — les décennies 70 et, dans une moindre mesure, 80, au cours desquelles s’impose son personnage de grand gaillard viril, fort en gueule et habité, assez grivois mais non dénué de tendresse, au visage porté en triomphe par la puissance de sa moustache.
Souvent, ce personnage vit dans l’ouest de la France. Il habite Quimper, Saumur ou un gros bourg de l’Eure. Les films de Joël Séria sont pour beaucoup dans le développement du personnage de Jean-Pierre Marielle : le réalisateur des Galettes de Pont Aven, de Comme la Lune et des Deux Crocodiles (pour citer les trois films où Marielle tient le premier rôle) est originaire d’Angers et bien qu’il ne néglige pas la Normandie, les intrigues de ses films ont une certaine tendance à conduire un habitant de Saumur à s’installer dans le Finistère sud (quittant le confinement petit-bourgeois propice à l’infection des névroses pour le confinement de l’arriération ouverte à la violence et à la sauvagerie, mais aussi à l’illumination) : Henri Serin, représentant en parapluies et peintre amateur, vit à Saumur et pose ses bagages à Pont-Aven et aux alentours. Emile Rivereau, le personnage interprété par Jean Carmet sur lequel lorgne Jean-Pierre Marielle dans le couloir du wagon, est marchand de couleurs à Saumur et il se rend à Quimper. Écoutons la suite du dialogue (en fait un monologue de Marielle entrecoupé de timides répliques de Carmet) dans le couloir du train :
– Vous êtes peut-être dans le tourisme ?
– Non non...
– Visiteur médical ? Voyageur de commerce ?
– Non non, je voyage à mon propre compte.
– Ah ! Ahah ! À la bonne heure ! C’est mieux que d’engraisser un patron... Vous venez de loin ?
– De Saumur.
– Ah... Ah gens de Saumur ! Gens de Saumur, ah laissez-moi dans ma saumure. Abstenez-vous gens de Saumur de monter dans cette voiture... Il avait peut-être raison, ce vieux Max, de vous lancer cette mise en garde, je ne voudrais pas être un oiseau de mauvais augure, mais vous auriez peut-être dû vous abstenir de monter dans ce train.
– Mais pourquoi ça ?
– Vous ne m’auriez pas rencontré, par exemple. Non... Je plaisante.
– De quel Max parlez-vous ?
– Max Jacob, le poète calotin et chantre de Quimper ! Je me présente, René Boutancart, ancien danseur au Casino de Paris, chauffeur de taxi le jour, reconverti la nuit dans le peep-show et la limonade.
– Emile Rivereau, marchand de couleurs.
– Ah je savais bien que j’avais affaire à un businessman.
Le poème de Max Jacob cité par René Boutancart, sans doute apocryphe, permet toutefois de constater que, dans les films de Joël Séria, lorsque le personnage saumurois révèle sa ville d’origine, on lui récite en retour de la poésie. En effet, dans les Galettes de Pont-Aven, c’est cette fois Marielle qui vient de Saumur, et, conversant avec Claude Piéplu, qu’il vient de prendre en stop pour le conduire à Redon (Redon, en Ille-et-Vilaine — l’Ille-et-Vilaine, une campagne magnifique, couverte de petites rivières et de ravissantes petites fermes), ils partagent le dialogue suivant :
– 49, vous êtes du Maine-et-Loire ?
– Ouais, je suis de Saumur.
– Ah, Saumur... L’abbaye de Saint-Maur, les bords de la Loire... « Plus mon petit Liré que le Mont Palatin, et plus que l’air marin la douceur angevine. »
La dernière citation, extraite du célèbre Heureux qui comme Ulysse de Joachim Du Bellay, est cette fois-ci correcte.
En plus de vivre dans des moyennes ou petites villes de l’ouest rural de la France, le personnage joué par Jean-Pierre Marielle y est en mouvement, il est même un professionnel du mouvement, sillonnant la campagne dans tous ses recoins : chauffeur de taxi dans Les deux Crocodiles, réparateur de réfrigérateurs à domicile dans Comme la Lune, voyageur de commerce en parapluies dans Les Galettes de Pont-Aven. Vivant dans cette géographie, il s’en fait lui-même, empiriquement, par l’expérience accumulée, un détenteur de connaissance géographique précise. Claude Piéplu demandant à Marielle l’ayant pris en stop s’il connaît la Bretagne s’entend répondre : « Ça, vous pensez... La Bretagne, je pourrais la traverser de long en large les yeux fermés, je suis voyageur de commerce. » La connaissance de celui qui sillonne les terroirs de Bretagne, de Normandie et d’Anjou, tel Jean-Pierre Marielle, est aussi reconnaissance des pairs entre eux : lorsque l’on est en voyage, jouissant des paysages, on reconnaît ses semblables, on sait quand on à affaire à un businessman, ou comme le dit Claude Piéplu dans Les Galettes de Pont-Aven « quelque chose me disait que vous étiez un homme de la route, comme moi ! ».
Les galettes de Pont-Aven, Joël Séria, 1975