Jane Sautière / Nullipare
Ne pas écrire plus grand que le livre qui à chaque phrase cherche à dire au plus juste, ce qui est pourtant difficile à raconter. Ce qui ne doit pas déraper. Ce qui doit être dit sans outrepasser - oui le verbe peut rester ainsi sans objet.
Terrain meuble de l’histoire du corps des femmes.
"Les mots sont une vraie violence, des mots affligeants (...) on ne peut pas tout dire et à quoi bon.
Je suppose que je voudrais sortir du mensonge dans lequel nous baignons à propos de la vieillesse. Ménopause est le mot honni de notre époque, un mot plus laid et honteux que tant d’autres misères bien plus horrifiantes, je voudrais régler des comptes au déni."
Comme dans son précédent livre Fragmentation d’un lieu commun, Jane Sautière mêle finement ce qui se pense et ce qui se ressent. Il y a alors une évidence pour le lecteur à lire la complexité du sujet.
Le corps autant sollicité que la pensée.
Il semblerait.
Dans le précédent livre, il y avait ceux de la prison. Les corps empêchés. Ici, c’est une femme dont le corps est sollicité et qui vient raconter sa géographie intime aux frontières de l’organique et du cérébrale.
Une géographie mouvante au grès de la mémoire celle qui nous constitue tous : l’histoire familiale et nos "itinérances". L’éphémère présence de nos corps dans l’instant.
D’abord le titre : Nullipare - le mot désigne les femmes n’ayant jamais eu d’enfant. Le mot est brutal. Froid. Scientifique. Et n’a pas de pendant masculin.
L’auteure est une femme sans enfant. Une nullipare - donc. Et l’on comprend vite que le mot a blessé mais qu’il devra alors rendre tout son jus puisqu’il pourrait stigmatiser. Il devra nommer jusqu’au bout. Prouver ce qu’il a dire.
Une femme de nulle part, irrecevable quant à la question des origines (ce sont bien les origines que la descendance questionne, comment l’ignorer ?)
Ce qui fait alors que l’on est une femme à la vie pleine même s’il n’y a pas eu le supposé plein des enfants. Et le livre cerne ce mouvement lent de nos vies intérieures. Courts chapitres qui avancent puis reviennent sur les lieux qui fondent la mémoire, pétrissent les chairs. Le livre s’obstine.
Ne s’abîme jamais dans le désespoir. Revient à la réalité des corps avec brutalité parfois, comme pendant la séance de radiographie mammaire.
Et l’omniprésence du sang, celui qui s’échappe et celui qui finit par ne plus couler. Ce flux qui ramène périodiquement à la question de l’enfantement.
Le livre interroge aussi les territoires intérieurs qui constituent cette femme. Les lieux de l’ancrage physique : Téhéran, La Garenne, Phnom Penh ou encore Beyrouth. Et les êtres qui traversent cette vie, les femmes de la famille ou du cercle amical. Et le fantôme des frères et sœurs morts.
Des vies, des fictions, on le sait - pas du témoignage. Et l’auteur le dit : "J’ai, moi aussi, eu le choix de mes légendes."
Chaque fragment trouve son rythme propre avec des mots choisis, pesés qui savent être crus ou techniques si besoin est. Chaque passage cherche la bonne distance pour écrire l’insaisissable puisque sans cesse changeant. Et c’est la juxtaposition des fragments qui permet de saisir le lent mouvement de la vie. D’une vie.
Et l’on se surprend, à peine la lecture du livre terminée, à y retourner en abandonnant cette fois-ci la chronologie. S’imprégner encore.
Un livre qui parle avant tout de la vie même s’il nous ramène à ce qui nous hante tous et nous effraie le plus souvent - enfant ou pas - la certitude de la mort. De notre mort.
En attendant le corps vit et vieillit. Et vieillir c’est vivre encore. Alors comment le dire, l’écrire, sans désespérer ? Et c’est la réussite de ce texte. De toujours nous ramener au vivant.
À ce qui palpite en nous.
À la fin du livre, la femme s’allonge nue sur le sable d’une grande plage du sud-ouest de la France. Elle regarde son corps, inventorie les signes de relâchement. Ce que le corps ne tient déjà plus. Elle détaille avec lucidité pour apprivoiser ce corps de maintenant. Le sien.
Pour faire face - car il le faut bien.
Puis dans un élan d’une vitalité lumineuse, elle assume sa nudité. Elle veut cela et s’écrit alors un des plus beaux passages du livre avec cette ultime phrase comme une profonde respiration. Quelque chose qui veut encore, malgré tout.
"Ce qui est là, dans la vie, toujours dans la vie, sans s’en écarter, et je pense, jusqu’à la fin."
Nullipare, Jane Sautière - éditions Verticales.