Jean Genet, L’art, le vrai

Peu de temps pour lire ces jours. Aucun « gros » livre possible. De ma bibliothèque, je sors un petit livre. Un double dialogue de Jean Genet. Le premier daté de de 1975 avec Hubert Fichte, le second avec Bertrand Poirot-Delpech en 1982.
En 1975, Genet a soixante-six ans. « Je suis arrivé à un moment de ma vie où ma personne ne compte pas beaucoup. » Genet est célèbre, il gagne de l’argent, il est seul, et son adresse postale est celle de son éditeur, Gallimard. De l’ego il en eut, comme chacun et comme tout artiste. Un ego sans patrie et sans déférence. Un ego sans compromission. Ce n’est pas de l’ego qu’il parle quand il dit « ma personne ne compte pas beaucoup ». Ce n’est pas de l’écrivain Genet, c’est de l’homme. Vieillissant. Vieux, comme il le dit. La personne c’est le plaisir, les garçons. Genet n’a jamais obéi qu’à cela, aller là où le plaisir l’emporte. Amour, amitié. D’autres appelleront ça le bonheur. Celui de Genet était hors normes. À Mettray, dans ce « couvent » de redressement, enfant, il était « heureux d’avoir des liens si chaleureux avec d’autres garçons de [s]on âge ». Avec les Black Panthers, il était heureux. Avec les Palestiniens, il était heureux. Qu’est-ce qui du plaisir tend vers la liberté ? Qu’est-ce qui de la liberté ouvre sur le plaisir ? Qu’est-ce qui, de ce plaisir très tôt compris, et de cette liberté conquise, déploie un regard d’une intelligence radicale sur le monde ?
Une façon d’être et de penser irrécupérables par une quelconque idéologie. Regarder les hommes et les femmes tels qu’ils sont. Se regarder soi et ne pas se renier. Ne pas se cacher. Ne pas se tromper, ne pas se trahir. Et dire crûment, c’est-à-dire véritablement, qui on est, qui on fut, qui on devient. Ni héros ni saint, Genet répond au plus près de ce qu’il est, de la même façon qu’il dit à Hubert Fichte « j’ai essayé de répondre au plus près de vos questions ». Il peut dire ça parce qu’il s’est observé sous tous les angles et s’est mis à découvert dans ses actes comme dans ses livres. Le seul acte possible pendant les années de prison était l’acte d’écrire, en dehors de faire l’amour.
Toutefois, devant Fichte, Genet ajoute « en réalité j’étais très loin […] Si je suis tout seul, je parle peut-être un peu vrai. Si je suis avec quelqu’un je mens. Je suis à côté ».
Ce n’est évidemment pas une coquetterie. La coquetterie est l’art de l’ornement, et la langue de l’ornement n’est pas celle de Genet. La langue de l’or oui, mais, pour ça, faut creuser ou faut voler, bref faut y aller à fond, se risquer. Genet ne ment pas mais il a peur qu’on fige ce qu’il dit, parce qu’il est célèbre, parce qu’il représente quelque chose, pour les homosexuels, pour les intellectuels, pour les écrivains. Et Genet ne veut représenter personne. Il ne le peut pas, c’est ce qui fait sa force et sa vérité.
On ne représente personne quand on écrit, que soi-même. Mais si on se représente sans fard, avec l’or et la merde, alors oui d’autres vont se reconnaître. Il n’y a pas beaucoup de places où se reconnaître, si se reconnaître c’est voir un vrai visage de soi. Socialement c’est impossible - il y a toujours un compromis à faire, quelque chose de soi à retirer, on ne se montre pas tout entier, dedans et dehors, en public -, amoureusement c’est rare. Artistiquement, même si c’est rare, c’est possible.
Paradoxe des entretiens : lecteurs, on est à l’affût de ce qu’un artiste dit, ici Genet. Alors il se retire, il s’écarte et ce mouvement est salvateur pour lui comme pour nous. Il nous renvoie aux livres, à ce qui outrepasse la représentation. À ce qui excède le réel, à la vérité de l’art.
L’art est théâtral, il offre une représentation absolue - hors de tout réalisme, lequel ne peut être absolu - dans un espace relatif (fictionnel).
Ce théâtre de l’objet artistique - qu’il soit livre spectacle exposition - est l’endroit de dire vrai, de voir vrai. Le seul lieu public (un livre est tout aussi public qu’un spectacle même s’il se consomme à part soi) où se regarder recto et verso, où voir sa complexité, ses contradictions.
Ce qu’aucun réel n’offre puisque nous sommes des êtres sociaux.
Ce théâtre de l’art rejoint le théâtre des corps et des sexes, la vérité du plaisir qui a ouvert cette chronique.
Lire Jean Genet, c’est se souvenir que la vérité n’est pas seulement une question et jamais une réponse. Écoutez cet extrait du dialogue :

Hubert Fichte. – Avez-vous une idée, comment cela se fait-il que nous adorions lire des choses cruelles, des assassinats, des tortures, et que dans la vie quotidienne nous ayons une hésitation extrême envers le corps d’autrui, l’intégrité d’autrui ?
Jean Genet. - Est-ce que vous pouvez poser l’autre question corollaire qui s’impose ? Pourquoi les assassins quand ils écrivent, donnent d’eux-mêmes, de leurs actes ou de leurs actes imaginaires, des descriptions de première communion, presque toujours ?



Je lis. Ne pas m’en tenir à ce que dit Genet. Les questions demandent à être réfléchies pour obtenir des réponses, une forme de réponse qui ouvre sur de nouvelles questions.
Les écrivains ne sont ni des prophètes ni des modèles. Ce ne sont pas des idoles, pas des icônes, pas des maîtres à penser. Leurs œuvres sont des lieux d’expérience et d’exercice de la pensée. Pensée en mouvement. En vie. En cours. Qui peut et doit être incessamment reprise, remise sur le terrain de l’expérience et sur l’étau de la réflexion.
La liberté et la puissance de Genet, c’est une absence de prise du pouvoir, et la reconnaissance de sa propre valeur quand bien même elle ne serait pas la valeur des autres. Il a bâti son œuvre sur cette distinction entre la vraie reconnaissance et la fausse.
« Il s’agit de rendre dérisoire l’idée de souveraineté », dit-il à Fichte, et, un peu plus loin, il raconte comment, à Mettray, le maître leur demande de décrire leur maison, trouve la rédaction de Genet la plus jolie, la lit à voix haute et les autres élèves se moquent en disant « mais c’est pas sa maison, c’est un enfant trouvé ». Et Genet dit alors : « Il y a eu un tel vide, un tel abaissement. J’étais immédiatement tellement étranger. »
Il aurait pu se victimiser. Il aurait pu devenir un assassin. Deux formes de destruction qui sont aussi des formes de réponses, des réponses-fermetures.
Il a écrit. C’est-à-dire qu’il a pensé, qu’il a répondu en questionnant. Qu’il a ouvert, à partir de sa non-reconnaissance, une porte d’où regarder le monde, et, sur le seuil de cette porte, il pouvait se tenir, exister.
Rien n’est acquis à l’étranger. Tout est à inventer. L’étranger ne possède rien. La possession fait-elle l’homme ? Rien ne m’appartient, mais je n’appartiens à personne.
Homme, il suivait son instinct, aimer les hommes. Écrivain, il a pensé son statut de personne.
La création, l’art envisagent le dilemme. Genet ne l’a pas fui, ni recouvert. Ni comme homme, ni comme écrivain. D’où l’œuvre transgressive. D’où la puissance. D’où la liberté.

D’où la force qu’il nous donne.
D’où : le lire et le relire.

Et voilà que je n’ai rien dit du deuxième entretien. Mais Jean Genet, j’y reviendrai. La littérature est une place d’où partir et où retourner.



Jean Genet sur remue
Dialogues, éditions Cent pages, 2002.
Œuvres complètes, éditions Gallimard.

10 juin 2014
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