Jean-Marc Baillieu | Abrid chemin
« Abrid chemin (ancré en Kabylie) est le deuxième volet d’une « trilogie maghrébine » dont Trik chemin (à propos de la Tunisie) était le premier (Fax éd., 2014). Il s’agit à chaque fois de donner à lire d’un « pays » quelques traits signifiants en matière de paysage, de langue, de culture. Ce ne sont que de modestes esquisses poétiques qui se veulent comme des ponts entre « eux » et « nous », par-delà la barrière des langues qui ne sont pas que sens, mais aussi signes et sons. Le troisième volet (relatif au Maroc) est en cours. Cette trilogie s’inscrit dans un parcours d’écriture axé sur l’un, l’autre et la nature, trois notions définissant l’humain, l’humanité selon Antonio Gramsci. »
Jean-Marc Baillieu
CONTER
Il y avait et il y avait, lys et basilic, herbes du prophète, sur lui la prière et la paix, il y avait un caïd sans enfant malgré régimes et pélerinages mais son épouse donna naissance à un garçon dont il pensa qu’il n’était pas son fils, il y avait une femme enceinte qui eut envie de figues et n’en trouvant nulle part entra dans un verger où elle en vola, il y avait un pauvre bûcheron qui gagnait péniblement sa misérable vie et celle de sa femme et de ses deux fils à couper du bois dans la forêt qui trouva deux oiseaux d’une espèce inconnue de lui, il y avait un homme qui mourut en laissant une veuve et deux orphelins qui oeuvraient jour et nuit sans arriver à joindre les deux bouts et l’aîné fit avouer à sa mère que le père avait été voleur de profession, il y avait un homme très malheureux, sans travail et sans joie, qui se mit en route pour aller réclamer sa part au bon Dieu, il y avait trois hachaïchis en train de fumer du kif dans un café et un sultan qui sortait le soir déguisé en pauvre, il y avait deux vieux époux avec sept chèvres, un âne et un veau dans un gourbi éloigné du village qui entendirent des cris terribles à leur porte, il y avait une vieille qui vivait dans une cabane en pleine forêt avec son fils et sa bru qui moururent lui laissant deux orphelins, il y avait un pauvre khammâs qui, travaillant pour le cinquième de la récolte, avait réussi à épargner mais craignait les voleurs, il y avait un homme parti en pèlerinage, laissant à la garde d’un voisin sa fille et une jarre à demi-pleine d’or couvert de sel, il y avait un sultan qui entendit une voix lui prédisant sept années de malheur en lui demandant quand il préférait les subir, il y avait un jeune homme qui voyageait beaucoup qui pénétra un jour dans un jardin où le gardien lui dit…, il y avait un roi qui cherchait en vain un professeur de qualité pour sa fille unique nommée Aïcha, il y avait un sultan qui avait deux fils méchants et bêtes et un autre, bon et intelligent issu d’un remariage, il y avait un jeune homme sans famille, très pauvre, qui ne savait rien faire et qui passait son temps à rêver et à fumer le kif, il y avait trois fils orphelins d’un roi qui partirent en voyage et parvinrent dans une ville où s’élevait le palais d’un autre roi, il y avait un sultan qui avait deux femmes, et l’une, jalouse de l’autre qui était enceinte, trama un complot avec une vieille sage-femme pour s’en débarasser, il y avait deux orphelins de père et mère,un bébé mâle et sa soeur aînée qui courageusement alla faire le ménage chez des femmes qui donnait la têtée au petit, il y avait un vieillard père de sept enfants tous mariés dont les femmes se trouvèrent enceintes en même temps, il y avait un caïd sans enfant malgré tous les régimes et tous les pélerinages…
Jean-Marc Baillieu, Abrid Chemin, Fidel Anthelme X, 2019, 7€
21 février 2019