Jérôme Peignot (3/6)
J’ai écrit encore quelques livres. Je suis passé aux éditions L’âge d’homme, où j’ai publié en 1986 un livre qui s’appelle Puzzle. Le deuxième volume s’appelle Puzzle N°2 et a été préfacé, en 1996, par Bernard Noël, mais là, je l’ai publié au Talus d’approche, un petit éditeur belge. M. Dimitrievitch qui dirigeait, et qui dirige toujours ces éditions, avait publié les mémoires de Milocevicz, ce qui lui avait valu d’être mis à l’écart...
Alors, pourquoi ce livre et ce titre Puzzle ? Je lis : « Je n’ai pas oublié ce qu’un jour m’a dit Paul Valéry à qui j’ai donné mes premiers poèmes à lire : « Vous y arriverez parce que vous n’avez pas grand-chose à dire ». Sur le moment, la maison se gaussa. On espérait bien que la leçon serait entendue et que, côté azur, j’allais enfin en rabattre. Pour moi restait le regard appuyé de Paul Valéry. Des années plus tard, il eut ce moment d’exaltation folle où en lisant les Cahiers je retrouvais textuellement la remarque qui m’avait été faite, suivie de cette phrase : « Que fais-je d’autre moi-même ? Si d’aventure il m’arrive d’avoir une idée, je m’empresse d’en prendre note, ne serait-ce que parce que je ne suis pas certain d’en avoir une autre. Qu’est-ce que la pensée, sinon le dénombrement des pensées ? »
J’ai trouvé ça très beau et donc j’ai écrit un livre de fragments. Roland Barthes, que j’ai bien connu, disait que les fragments étaient devenus un genre littéraire : Fragments d’un discours amoureux, fragments de Barthes par lui-même... Alors, j’ai aussi écrit des fragments, mais j’ai voulu ajouter à cette théorie une preuve presque... implacable en faisant un puzzle. Parce qu’en lisant le livre, on se demande : quand va-t-il s’arrêter ? En effet, je rate mon puzzle si je fais un morceau de trop ou si un morceau manque. J’ai un subterfuge, que je ne vous dévoilerai pas, ce qui incitera à me lire ! Puzzle est finalement « le roman d’un esprit ». Voilà la formule que j’ai utilisée.
Après, j’ai été très frappé par les événements de la place Tien An Men, au printemps 1989. Toujours l’engagement politique... Je ne dissocie pas ce que j’écris de cet engagement et, finalement, comme Laure, d’une certaine façon, je trouve que la plus belle écriture qui vaille c’est celle de la vie. Comment on met un pied devant l’autre : voilà la véritable écriture !
Sur la place Tien An Men, il y avait cet homme face à un char, et c’est le héros de mon roman, qui s’appelle Un printemps à Pékin et que j’ai publié aux éditions Calmann-Lévy, en 1993. Ce roman raconte l’histoire de cet homme sur lequel j’ai trouvé quelques informations auprès du groupement des Chinois qui étaient réfugiés ici, et qui ont été beaucoup aidés et soutenus par Roland Dumas. Les deux héros de mon livre sont l’homme qui s’est planté devant le char et la passionaria dont il est amoureux. Je prétends que nous avons tous, à un moment ou à un autre, un char devant nous : on se tire ou bien on fait face ?
C’est un roman, au fond, sur la mort. Petite anecdote à ce propos : je voulais appeler ce roman Le triangle botanique. D’ailleurs, les éditions Calmann-Lévy ont accepté cette formule comme sous-titre. Mais ils n’ont pas voulu que je l’appelle comme cela : « Si tu donnes ce titre, tu vas te retrouver dans le rayon botanique ! »
A l’intérieur du palais impérial à Pékin, dans le jardin arrière, les philosophes taoïstes faisaient pousser des arbres, il disaient que seule la nature est artiste. Alors, ils plantaient deux surgeons puis ils les rejoignaient l’un à l’autre, de manière à composer avec le sol un triangle, et puis ils attendaient. Un tronc reprenait à partir du carrefour de ces deux surgeons rejoints, formant un triangle botanique. Et ce triangle est devenu, par la suite, le symbole de l’amour en Chine.
Donc, mon Printemps à Pékin est l’histoire, plus ou moins véridique, mais parce qu’on ne sait pas tout sur lui, de ce garçon qui est mort à la fois par esprit révolutionnaire, et par amour de cette jeune femme, laquelle aimait un autre garçon qui, lui, est mort de la grève de la faim sur la place Tien An Men. Il voulait à la fois rivaliser avec ce mort, en offrant sa vie devant ce char, et conquérir cette femme.
C’est une des grandes idées qui ressort finalement de toute l’œuvre de la ma tante Laure : c’est que l’amour, la poésie, la Révolution forment un triangle... dont les trois éléments sont indissociables les uns des autres. C’est une des trames qui sous-tend tout mon travail.
Il y a aussi ce recueil que je ne veux pas oublier, aux Editions des Cendres, publié en 2001, et qui s’appelle Je vous donne de mes nouvelles. C’est une autobiographie transposée. Je traite là de quelques-uns des épisodes que j’évoque ici : l’affaire Kissinger, celle des Maliens, les mésaventures bureaucratiques que m’a valu le passage de mon doctorat... Leiris me disait : « Tu peux parler de toi, mais à une condition, c’est de vraiment parler de toi en allant jusqu’au fond, en révélant ce que tu ne veux pas dire ». La préface à L’âge d’homme s’appelle « De la littérature considérée comme une tauromachie »...
Pour suivre toujours mon fil, et dans l’admiration et le respect de Leiris et de Laure, j’ai voulu justement dire tout ce que je ne voulais pas dire ! Je vais d’ailleurs publier bientôt, au début de l’année 2005, aux éditions du Rocher, un second volume qui s’appellera : Broyer du bleu, et qui sera la suite de Je vous donne de mes nouvelles.
Entre-temps, j’étais devenu tout d’un coup professeur, à l’université de Paris I Sorbonne, où, après la publication de mes livres, on m’a demandé, à titre de vacataire, de venir faire des exposés, des cours : et voilà que j’ai enseigné pendant près de neuf ans, de 1981 à 1991... une discipline qui n’existe pas et qui porte sur l’écriture !
Puis des amis m’ont dit : « Ecoute, pourquoi ne passes-tu pas le doctorat ? » J’avais d’autant plus envie de les écouter, ces amis, que j’avais été membre de la Commission interministérielle sur le graphisme et la typographie créée en 1981 par Jack Lang au ministère de la Culture. L’arrivée de Mitterrand en 1981 a été pour moi une fête extraordinaire ! Là-dessus, je me suis dit : ça ne suffit pas de voter Mitterrand, mais qu’est-ce que je peux faire ? Souvenez-vous de la phrase de Kennedy : « Ne vous demandez-pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays »... Il m’a semblé que je pourrais travailler au sort de la typographie, de l’imprimerie, en France. J’espérais que cela entraînerait l’adhésion de tout le monde.