Jérôme Peignot (5/6)
Ensuite, je me suis adonné à la « typoésie ». De quoi s’agit-il ? Vous connaissez les constructivistes russes : El Lyssitzky, Rodchenko, Tatline, Gan... En 1917, ils se disent : il faut trouver un langage et une écriture qui soient à la fois révolutionnaires - nous y voilà encore : « changer la vie », comme dit Rimbaud - et adaptés à l’évolution technologique du moment, l’offset n’est pas loin. Ils inventent donc un mouvement poétique qui s’appelle le constructivisme, encore mal connu en France, mais qui révèle un style artistique absolument prodigieux. Ce mouvement poétique et plastique a été repris par les étudiants en 1968, particulièrement en Allemagne. Et puis il y a eu les travaux de Villeglé, de Dotremont, de Jasper Jones...
En 1920, un homme qui s’appelle Eugen Gomringer, un Suisse allemand, a lancé l’idée de la « poésie visuelle ». C’est l’avatar moderne du calligramme. On ne parle plus de texte qui forme une image mais, simplement, à partir d’un seul mot, on peut tirer une image. Par exemple : le mot « ZON », en hollandais, dessine un soleil. L’abstraction est ramenée au concret ! Le Sein und Zeit d’Heidegger, L’Etre et le Temps, lui aussi...
« Typoésie », c’est un mot-valise que j’ai inventé, à la manière de James Joyce. On accole deux mots l’un à l’autre et on en forme finalement un concept. C’est qui se fait couramment dans la langue allemande. « Typoésie », c’est la contraction entre typographie et poésie. Et c’est donc une anthologie... et aussi le dernier ouvrage publié en plomb par l’Imprimerie nationale, en 1993. Il a eu beaucoup de succès.
J’ai publié ensuite deux volumes de « typoésie » aux Editions des Cendres, en 1996 : Toutes les pommes se croquent, « divertissement typoétique en cinq actes », et Le Petit Peignot, « dictionnaire des mots-images ».
Et puis j’ai eu l’idée de réunir des « Typoèmes » de mon cru (Editions du Seuil, 2004). Le système que j’ai adopté est celui-là : tout se passe entre l’image, qui est aussi un texte, et la légende. Par exemple je renverse un grand nombre de parenthèses, je mets entre celles-ci, qui se tournent le dos, un point et je donne au tout comme légende : « Cohorte de déshérités refusant de se laisser mettre entre parenthèses ». En effet, les parties supérieures des deux parenthèses renversées représentent les bras, les parties inférieures les pieds.
Un autre exemple dont je suis content : « La cour de l’école ». Les élèves de l’ENA déambulent dans la cour, et quand ils marchent de droite à gauche, ce sont des ânes ! Ou encore : « Rose », « Eros », « Oser »...
En fait, je n’ai rien inventé. Je n’ai fait qu’écrémer ce que le langage apporte. Et je prétends que c’est l’écriture du moment puisque je n’aurais pas pu réaliser tout cela sans l’ordinateur. Mes « typoèmes » définissent un nouveau genre poétique : c’est l’écriture poétique des ordinateurs ! Ceci a été réalisé avec un Xpress, Et j’en suis content. Je me demande même pourquoi on n’a pas réalisé cela plus tôt.
Donc j’ai, d’une certaine façon, - comme Leiris, en 1939, dans Glossaire j’y serre mes gloses - montré que l’écriture, quand on la laisse s’exprimer toute seule, apporte des référents auxquels nous n’avions pas pensé. Au fond, j’ai laissé le langage s’exprimer à ma place.
Si vous le permettez, j’ai un regret à formuler : mes livres de pure littérature ont été « doublés » par mes écrits sur l’écriture. Cela m’affecte d’autant plus que, de l’ensemble de mon œuvre, c’est ce à quoi je suis le plus attaché. Espérons qu’avec le temps, les choses se rétabliront. A moins, à moins qu’il ne faille attendre davantage. Il y a longtemps, une voyante m’a prédit que j’aurai la gloire posthume... Je n’en demande pas tant.
Et puis, j’ai publié aussi, en 2000, « Petit traité de la vignette », à l’Imprimerie nationale : c’est le dernier livre de moi qu’elle a édité.