Joachim Séné | Je ne me souviens pas
Il travaille la mise en voix de ce texte (et le présentera à La nuit remue 8, samedi 21 juin à la Bibliothèque Marguerite-Audoux, programme imminent mais déjà à découvrir ici. Des voix l’accompagnent, proposées à l’écoute pour accompagner votre lecture : celles de Mathilde Roux, Cécile Portier, Anh Mat, Anne Savelli, Leslie Kaplan, Pierre Ménard, Guillaume Vissac, Lucien Suel, Sabine Huynh, Michel Brosseau.
Je ne me souviens pas
Bande-son
Je ne me souviens pas de la mort de Casimir et d’Hippolyte.
Je ne me souviens pas des téléphones qui ne sonnent plus.
Je ne me souviens pas des supermarchés vides.
Je ne me souviens pas des plages interdites jonchées de suicidés radioactifs.
Je ne me souviens pas de la fin du web.
Je ne me souviens pas des dernières autoroutes.
Je ne me souviens pas du dernier reportage.
Je ne me souviens pas quand j’ai arrêté de lire.
Je ne me souviens pas des nano-drones de surveillance urbaine et domestique, passant sous les portes, par les voies d’aérations, les narines et les oreilles.
Je ne me souviens pas m’être gratté alors.
Je ne me souviens pas de l’adoption de la Constitution de Bonne Protection des Citoyens, votée par le décret de déduction démocratique des meilleurs choix.
Je ne me souviens pas des dernières nappes phréatiques.
Je ne me souviens pas des contrôles inopinés de personnalité, dans la rue, au magnétique-frontal, ni de ceux silencieux pratiqués au nano-drone pour équilibrer l’espace public.
Je ne me souviens pas de l’actionnariat obligatoire à dette variable pour sauver le système.
Je ne me souviens pas des derniers avions de ligne au kérosène dilué, tombés dans l’océan.
Je ne me souviens pas non plus de mon dernier souvenir non refabriqué.
Je ne me souviens pas du programme mondial d’amélioration génétique avec calendrier obligatoire de rencontres H/F pour les moins de 18 ans.
Je ne me souviens pas du retour des usines.
Je ne me souviens pas des salaires calculés et réajustés en temps réel selon l’état du Marché.
Je ne me souviens pas des murs soulignant les horizons.
Je ne me souviens pas des premiers votes hebdomadaires de redressement démocratique, tracés, obligatoires et payants, ni de la mise en place du vote par défaut en cas d’abstention.
Je ne me souviens pas des alertes pour vol de personne, vol d’enfant, vol d’organe, vol d’identité.
Je ne me souviens pas du principe des consentements postérieurs.
Je ne me souviens pas de ma première P.I.A.D. : pensée intime assistée à distance par des programmes de développement personnel financés et créés par un partenariat public/privé.
Je ne me souviens pas de la connexion silencieuse généralisée au moment de la déconnexion de tout le reste qu’on avait développé et utilisé.
Je ne me souviens pas des implants électroniques de naissance placés cinq semaines avant l’accouchement.
Je ne me souviens pas du remplacement des abeilles.
Je ne me souviens pas de la correction annoncée du dernier bug, de la dernière erreur, du dernier mauvais rouage, ni de la disparition des sabotages.
Je ne me souviens pas des essais de thérapie politique matinale à la radio, par hypnose avec nano-injection automatique des molécules nécessaires.
Je ne me souviens pas du système des obligations librement choisies.
Je ne me souviens pas de la dernière loi.
Je ne me souviens pas de la dernière cigarette.
Je ne me souviens pas du dernier colibri ni de sa dernière fleur.
Je ne me souviens pas du dernier papillon ni du dernier pare-brise qui l’éclata.
Je ne me souviens pas de la chute de la dernière éolienne, ni des horaires des marées noires.
Je ne me souviens pas des chiffres officiels, ni des communiqués, je ne me souviens pas des démentis, ni des erratums.
Je ne me souviens pas des chutes des satellites de télécommunication, de leur traînées bleues dans le ciel vert.
Je ne me souviens pas du dernier rire.
Je ne me souviens pas du dernier tract.
Je ne me souviens pas de la dernière fugue, de la fin des départs précipités vers les hauteurs.
D’ailleurs, je ne me souviens pas du dernier alignement des sommets, ni de la standardisation des dépressions.
Je ne me souviens pas de la dernière édition du dictionnaire, du dernier mot créé.
Je ne me souviens pas du dernier désir.
Je ne me souviens pas du dernier accident, du dernier fait inattendu, de la dernière surprise.
Je ne me souviens pas du dernier glacier, ni de la dernière île.
Je ne me souviens pas de l’amélioration des poissons.
Je ne me souviens pas du perfectionnement de l’Histoire, ni des nouveaux outils pour une pensée efficace.
Je ne me souviens pas du dernier reflet renvoyé à ma face.
Je ne me souviens pas de la neige fluorescente, pas plus que des giboulées radioactives de janvier.
Je ne me souviens pas des araignées ailées, ni des morsures de coccinelles.
Je ne me souviens pas de la programmation des forêts.
Je ne me souviens pas des chiens domestiques redevenus loups en deux générations, ni des cadavres de vieilles dames pendues aux balcons haussmanniens.
Je ne me souviens pas de l’éloignement de la lune, ni des palmiers du Pôle Sud.
Je ne me souviens pas des boues lumineuses remontant les canalisations.
Je ne me souviens pas de la fin du don.
Je ne me souviens pas des nuits sans fin, de la rotation erratique de la Terre, du rallongement des heures, et du travail supplémentaire associé.
Je ne me souviens pas de la synthèse du pollen.
Je ne me souviens pas d’avoir préféré être hors du rang.
Je ne me souviens pas de toutes les couleurs.
Je ne me souviens pas de la dernière danse.
Je ne me souviens pas de la trêve pour échange commercial lors des Guerres pour la Paix.
Je ne me souviens pas d’avoir vu une sixième fleur aux trèfles.
Je ne me souviens pas des logiciels de réalité affectée, avec géorelocalisation des espoirs en temps réel.
Je ne me souviens pas de l’inoculation massive des hontes en bas-âge.
Je ne me souviens pas des mémoires reconfigurées, de leurs mises à jour par acceptation automatique des conditions générales.
Je ne me souviens pas de la fin du silence des radios, je ne me souviens pas de la propagation du bruit.
Je ne me souviens pas du brevet global.
Je ne me souviens pas de l’infiltration des haines.
Je ne me souviens pas de la conversion des pulsions.
Je ne me souviens pas des algorithmes télépathiques à visée psychiatrique.
Je ne me souviens pas des animaux sauvages, ours, loups, venus renifler les restants de pensées humaines.
Je ne me souviens pas du recoupement des villes.
Je ne me souviens pas du recouvrement des champs.
Je ne me souviens pas du nombre d’étages des administrations, des années de procédure, et de l’attente, tout ce temps, sur place, et de la soif.
Je ne me souviens pas de la multiplication des banques, des facilités de paiement anticipé de produits à forte probabilité d’achat.
Je ne me souviens pas du pain reconstitué.
Je ne me souviens pas du GPS à guidage forcé.
Je ne me souviens pas de la sélection citoyenne des actes médicaux.
Je ne me souviens pas du nivellement positif des discriminations.
Je ne me souviens pas du relevé à distance et de la notation des familles.
Je ne me souviens pas de la priorité énergétique donnée aux bases de données.
Je ne me souviens pas quel jour l’internet fut interdit aux humains.
Je ne me souviens pas des premiers substituts de l’eau.
Je ne me souviens pas du recyclage des poisons.
Je ne me souviens pas des hirondelles somnambules, ni des mouches aveugles.
Je ne me souviens pas des arrestations aléatoires et de la recherche a posteriori dans les ordinateurs des infractions les plus graves.
Je ne me souviens pas de l’érosion des sens.
Je ne me souviens pas du dernier "je t’aime", prononcé dans une série télévisée, mal sous-titrée, sur abonnement.
Je ne me souviens pas de la dernière éclaircie.
Je ne me souviens pas de la réglementation des tortures.
Je ne me souviens pas du mépris comme préalable.
Je ne me souviens pas du remplissage des seize derniers octets.
Je ne me souviens pas de la dernière fumée sortie de la dernière cheminée, dans le dernier village laissé à l’abandon des mousses radioactives.
Je ne me souviens pas de la préemption sur les idées.
Je ne me souviens pas des délits détectés sur le bout des langues, dans le blanc des yeux et sur l’arrière des pensées.
Je ne me souviens pas des pèlerinages à Fukushima, ni de la dilatation du LHC.
Je ne me souviens pas des premières perturbations quantiques.
Je ne me souviens pas de la débandade des réseaux, ni des derniers pixels.
Je ne me souviens pas du jaunissement des écrans.
Je ne me souviens pas de l’empoisonnement des désirs, ni de l’effondrement des étagères.
Je ne me souviens pas de la confiscation des identités.
Je ne me souviens pas des fuites de matière noire de synthèse hors des laboratoires.
Je ne me souviens pas des premières failles non maîtrisées entre multivers.
Je ne me souviens pas des mutations chassées par les organismes de normalisation du génome humain.
Je ne me souviens pas des brevets placées sur les pensées.
Je ne me souviens pas du revirement des pacifistes.
Je ne me souviens pas de la guerre comme discipline olympique, art, merveille du monde et vertu.
Je ne me souviens pas du port obligatoire de combinaison pendant la saison des radiations d’univers parallèles.
Je ne me souviens pas des incendies des musées.
Je ne me souviens pas des résolutions sur les meurtres de masse.
Je ne me souviens pas des hirondelles, au printemps, brûlées en plein vol.
Je ne me souviens pas du gel des derniers grands aigles, servis en cube, avec un peu d’eau de vie.
Je ne me souviens pas des premières neiges brûlant la peau.
Je ne me souviens pas des premiers objets transunivers explosant à l’intérieur des corps, au hasard des ratés d’expériences.
Je ne me souviens pas de l’augmentation de l’accélération de l’expansion de l’univers, de ses conséquences sur les structures fondamentales de nos vies.
Je ne me souviens pas des oublis, vendus par téléphone.
Je ne me souviens pas de la dernière pomme.
Je ne me souviens pas du dernier souvenir.
Je ne me souviens pas du nouveau tracé des rues.
Je ne me souviens pas du renommage automatisé des villes.
Je ne me souviens pas de la spécification obligatoire des sexes.
Je ne me souviens pas de l’évaporation des lacs.
Je ne me souviens pas de l’éloignement des marées basses, des rifts siphons brûleurs d’océans.
Je ne me souviens pas du fossile des forêts.
Je ne me souviens pas de la saison mondiale des tsunamis.
Je ne me souviens pas des déferlements de sable.
Je ne me souviens pas de l’arrêt du calcul des décimales de π.
Je ne me souviens pas du départ des fusées, aux places hors de prix, guidées vers ce monde meilleur, ce paradis hors de la Terre, promis et vendu comme tel.
Je ne me souviens pas de l’élévation des villas, de leurs douves d’acides et des mitrailleuses robotisées.
Je ne me souviens pas quand les algorithmes de gestion du risque ont décidé de ne conserver que les machines pour réaliser les échanges de valeurs en bourse.
Je ne me souviens pas des API d’aide à la décision politique mis à disposition des gouvernements par des entreprises privées dites d’excellence.
Je ne me souviens pas des quelques hommes restés derrière les machines.
Je ne me souviens pas du renoncement.
Je ne me souviens pas du remplissage des doutes.
Je ne me souviens pas des injonctions par cent mille pages écrites serrées et annotées par des stagiaires et des avocats, des comptables et des dépressifs, approuvées par les comités ad hoc, désignés, nommés et reconduits en séance plénière et en différé, des pages contresignées par les élus d’un jour, traduites par des étudiants et des pessimistes, imprimées et mises en ligne par des humains ou des machines, exécutées par des élus d’un autre jour conseillés par des conseillers de carrière et questionnés, chroniqués, commentés, analysés, par des voix admises enfoncées dans les chairs, dans toutes les chairs et dans tous les esprits, dès le matin, tôt, au réveil, de ceux qui, assoiffés d’un café (soluble) pour les réveiller dans l’attente de réponses, ou au moins d’une voix, d’une consolation, avant de rejoindre les extérieurs brumeux des villes mécanisées, programmées, déversées en bitume fumant sur toutes les surfaces et à l’intérieur de tous les cœurs, ceux qui rêvent encore.
Je ne me souviens pas des brumes acides, en ces matins d’ombres, quand les alarmes sonnent encore et que les patrouilles n’ont pas terminé de ramasser tous les errants, quand les parkings abandonnés résonnent encore de coups et de cris, quand les hautes fenêtres de quelques bâtiments inaccessibles, sous surveillance, brillent encore de jouissances facturées, de transactions chiffrées, de pouvoir partagé, de communiqués diffusés, quand les oiseaux encore en vie traversent, ici ou là, en boitant, à la recherche d’un terrain où se protéger des brûlures du jour et de l’altitude, quand l’atmosphère pèse.
Je ne me souviens pas des coups de feux à bout portant, échos banals dans la ville, avec le tonnerre et les satellites artificiels qui s’écrasent.
Je ne me souviens pas glisser dans le sang.
Je ne me souviens pas des stérilisations décidées sur présentation de la déclaration de revenus et des trois dernières fiches de paye.
Je ne me souviens pas de la régulation des pauvres.
Je ne me souviens pas de la rémanence de souvenirs inconnus, venus hors du cerveau pour peupler nos rêves.
Je ne me souviens pas du trafic des joies.
Je ne me souviens pas du suicide des enfants, et de la fourniture d’un remplacement cloné, payable sur 12 ou 24 mois.
Je ne me souviens pas du suffrage universel devenu compatible avec le meurtre, ni de l’extermination des brutes.
Je ne me souviens pas de la dépixelisation de la réalité.
Je ne me souviens pas de la compression des illusions.
Je ne me souviens pas des rats, énormes, ne pouvant plus vivre dans les égouts et dans les caves, peuplant jusqu’aux toits, leurs yeux brillants, affamés, organisés, dévorant chiens, chats, chevaux errants, et nous regardant avec assurance.
Je ne me souviens pas de l’effritement des façades, ni de la chute des toits, au zinc tranchant porteur de la nouvelle peste.
Je ne me souviens pas des immobilisations, de ce qui se fige et serre la gorge.
Je ne me souviens pas des opérations irréversibles.
Je ne me souviens pas de la modification académique et mensuelle des règles de grammaire et d’orthographe.
Je ne me souviens pas de la privatisation des rues et de la justice, ni de celle de la violence symbolique.
Je ne me souviens pas de la réglementation stricte des dérégulations.
Je ne me souviens pas de la traque du dernier écureuil.
Je ne me souviens pas de l’amélioration des races, des tests et des échecs.
Je ne me souviens pas des plaques en laiton commémorant les fleuves asséchés.
Je ne me souviens pas de la fin des affrontements, des milices privées du secteur financier, du rétablissement des États selon des normes modernisées et apaisées, autour d’un trésor solidement sécurisé par les banques providentielles.
Je ne me souviens pas de "La continuité politique" mise en place par les hommes d’affaires, ni de leur gouvernance mondiale enfin constituée.
Je ne me souviens pas des trépanations de prévention exécutées par circulaires et arrêtés municipaux.
Je ne me souviens pas du Ministère des Camps.
Je ne me souviens pas de "Une Banque - Une Armée - Un Peuple".
Je ne me souviens pas des calculs sur nos vies.
Je ne me souviens pas de l’énergie puisée directement dans nos corps par nanocâbles et transport quantique.
Je ne me souviens pas des psychanalyses sauvages, extorquées par plaquage au sol et menottage, séances de 96 h en cellule d’aveu, retransmises sur écran géant dans les rues et envoyées aux proches.
Je ne me souviens pas de la synchronisation universelle des heures de production.
Je ne me souviens pas des révisions éclairées des programmes politiques après dépouillement.
Je ne me souviens pas de l’interdiction des fictions, de l’effacement des virgules, du déploiement des acronymes, des généralités appliquées à tous par amendes forfaitaires, des rapports des commissions aux parlements sur l’intimité des citoyens déterminée par études sociales robotisées et confirmées par calculs statistiques, des prévisions garanties, des certitudes calibrées.
Je ne me souviens pas du remblaiement des espoirs.
Je ne me souviens pas de la dernière traduction.
Je ne me souviens pas des pensées arrêtées avant d’être entièrement déroulées.
Je ne me souviens pas d’avoir mangé de l’aluminium.
Je ne me souviens pas du départ des Différents.
Je ne me souviens pas du PASDEM créateur de Croissance : Programme d’Aide et de Soutien au Développement des Milliardaires.
Je ne me souviens pas de la perte des couleurs, en toute surface, cette disparition lente et définitive, au profit de quoi ?
Je ne me souviens pas du taux de convertibilité de la sueur.
Je ne me souviens pas du racisme fait loi.
Je ne me souviens pas de l’assassinat des justes.
Je ne me souviens pas des dérives faites cap.
Je ne me souviens pas du dérisoire de dire.
Je ne me souviens pas des hauts-parleurs partout, du tambourinement permanent sur nos crânes, jour et nuit, pour que quelque chose entre et n’en sorte pas.
Je ne me souviens pas des traces d’ongles sur les murs, sur tous ces murs et jusqu’à l’intérieur des crânes.
Je ne me souviens pas des dialogues dans le bruit de la haine pure.
Je ne me souviens pas de la violence telle qu’elle empêche qu’on la dise.
Je ne me souviens pas des ruines qui s’effondrent sur les corps abandonnés.
Je ne me souviens pas m’être aussi vautré dans la fange des pensées.
Je ne me souviens pas m’être aussi laissé faire.
Je ne me souviens pas avoir suivi.
Je ne me souviens pas avoir frappé.
Je ne me souviens pas en avoir été ivre.
Je ne me souviens pas avoir crié avec les autres, avoir chanté avec tous, avoir été là comme tous, je ne me souviens pas de la facilité de ça, de la course tous ensemble corps serrés vers un objectif invisible à cause de la foule mais certain à cause de ce que disaient les hauts-parleurs, la radio, la télé, de ce qu’on lisait partout et les mots dans ma tête pendant les rêves et les méditations, pendant les lectures et les trajets, engourdi, je ne me souviens pas de la certitude d’arriver quelque part et d’y crier avec les autres, et d’être là corps parmi les corps, voix parmi les voix, poids dans le poids, cellule dans le corps plus grand, plus solide, plus permanent.
Je ne me souviens pas de l’oubli de tout ça, pour pouvoir dormir, ensuite.
Je ne me souviens pas du reste.