L’Enéide de Virgile : [418-493] Chant I, par Danielle Carlès. La paix, la guerre
Ils avalèrent la route pendant ce temps,suivant les indications du chemin,
et déjà ils gravissaient la collinela plus haute qui sur la ville
domine et offre en facela vue plongeante sur la citadelle.420
Énée admire un ouvrage grandiose,jadis simple village de cabane,
admire les portes d’accès,et le fracas, le pavage des rues.
Avec ardeur s’activent les Tyriens,les uns à construire des murs,
bâtir la citadelle, et ils roulent les pierresà la main vers le haut,
les autres à choisir la place de leur maisonet la délimiter par un sillon.425
Des lois et des magistrats ils choisissent,et un inviolable sénat.
Ici pour un port les uns creusent,ici on élève pour un théâtre
des fondations en place, pour d’immenses colonnes
dans la paroi ils taillent, pour les décors altiersde leurs scènes futures.
Comme les abeilles au renouveau de l’étédans la campagne en fleur,430
sans relâche au soleil travaillent,quand, nouvelles forces pour leur famille,
elles font naître le couvain, quand le miel clair
elles amassent et de ce doux nectaremplissent à craquer leurs cellules,
ou recueillent le chargementdes arrivantes, ou bien, en ordre de bataille,
contre un vil troupeau de frelonsprotègent l’entrée de la ruche,435
le cœur est à l’ouvrage et le miel odorantembaume le parfum du thym.
« Oh bienheureux, ceux qui déjàont des remparts sortant de terre ! »
dit Énée, et il lève son regarden haut des cimes de la ville.
Il se fraye un chemin, entouré du brouillard,chose incroyable à dire,
au milieu de la foule, et il se mêle aux hommes,mais n’est vu de personne.440
Il y avait un bois au milieu de la ville,à l’ombre généreuse,
où, pour la première fois, rejetéspar les vagues et l’ouragan, les Puniques
avaient déterré le présageque la reine Junon
avait révélé, une tête de chevalfurieux, promesse de combats
triomphants et d’aisance quotidienneau fil des générations pour leur peuple.445
Là se trouvait un temple en l’honneur de Junon,démesuré, que la Sidonienne Didon
érigeait, somptueux par les offrandeset par la puissance de la déesse :
d’airain en haut des marches se dressait l’entrée,l’assemblage des poutres
d’airain se composait, sur leur pivot les portesgrinçaient, toute faites d’airain.
Là, pour la première fois, dans ce bois,un spectacle extraordinaire offrit à la peur450
un apaisement, là, pour la première foisÉnée à l’espoir du salut
osa se livrer et dans son accablementreprendre confiance en un avenir meilleur.
Car, tandis qu’il passe en revue chaque détail,se promenant au pied de cet immense temple
pour attendre la reine,tandis que devant la fortune de la ville
et l’adresse des différents artisteset tout le travail de l’ouvrage 455
il s’émerveille, il aperçoit Ilion,et l’histoire de ses batailles,
et la guerre dont le bruit désormaiss’est répandu dans tout le monde entier,
les Atrides et Priam, et, enragécontre les deux, Achille.
Il s’arrêta, et en pleurant :« Quel endroit désormais, dit-il, Achate,
quel pays sur la terren’est pas plein de notre malheur ?460
Vois, c’est Priam ! Et ici il y a de plusla vraie récompense due au mérite,
il y a des larmes pour notre histoireet les vies humaines touchent les âmes.
N’aie plus peur ! Une telle renomméesignifiera pour toi quelque salut. »
Ainsi dit-il et il repaît son âmed’images illusoires,
ne cessant de gémir, et d’un intarissablefleuve de larmes inonde son visage.465
Car il voyait les batailles autour de Pergame :
ici fuyaient les Grecs et les serraient de prèsla jeunesse troyenne,
là les Phrygiens, que poursuivaitsur son char, casque chevelu, Achille.
Non loin, les tentes de Rhésusaux voiles blanches comme neige,
il les reconnaît en pleurant :livrées par trahison dans le premier sommeil,470
le Tydide les ravageait d’un grand massacre,ivre de sang,
pour détourner les chevaux fougueux vers son camp,avant qu’ils aient
goûté les pâtures de Troieet se soient au Xanthe abreuvé.
Ailleurs, en train de fuir,Troïlus a jeté ses armes,
le malheureux enfant, dans sa lutte inégaleavec Achille,475
et il est emporté par les chevaux,accroché, tête pendante, au char vide,
les rênes encore entre les mains,sa nuque, sa chevelure traînées
sur le sol et la poussière se griffede son javelot retourné.
Cependant au temple de l’hostile Pallasse dirigeaient
cheveux décoiffés, les femmes d’Ilion,lui portaient le péplum,480
suppliantes, sombres, et se frappant la poitrineavec leurs mains.
La déesse refusait et gardait les yeuxcloués au sol.
Trois fois autour d’Ilion il avait entraînéHector, autour des murs,
et, corps sans vie, contre l’or le vendait, Achille.
Là, oui, il pousse un grand gémissementdu fond de sa poitrine,485
à la vue des dépouilles, à la vue de son charet du corps lui-même de son ami,
et les mains tendues de Priamqu’il aperçoit, sans armes.
Lui aussi il se reconnutdans la mêlée des princes achéens, avec
l’Aurore à l’attaque et l’armée du noir Memnon.
À la tête des Amazones,conduisant l’escadron aux peltes en croissant,490
Penthésilée, furieuse, entre mille flamboie,
baudrier d’or noué sous son sein nu,
guerrière, avec audaceaffronte les hommes la vierge.
Initialement publié en ligne sur le site Fonsbandusiae
On retrouve l’ensemble du chantier Virgile ici.