L’Enéide de Virgile : [441-508] Chant I, par Marie Cosnay. Une femme ?
Une femme
Il proteste ainsi et presse l’allure vers les remparts.
Vénus encercle d’un air obscur les marcheurs,
La déesse les couvre d’un manteau de vapeur
Pour que personne ne les voie ni ne les touche
Ni ne les retarde ni ne leur demande la cause de leur venue.
Elle, par les airs, s’en va à Paphos et revoit, joyeuse,
Son séjour où un temple et cent autels brûlent pour elle
D’encens de Saba, où embaument les fleurs juste tressées.
Eux ils prennent le chemin, le petit sentier qu’elle a indiqué.
Et déjà ils montent la colline, la grande, qui surplombe
La ville et regarde d’en haut les citadelles qui font face.
Énée admire le centre, autrefois des huttes,
Admire les portes et le vacarme et les pavés des rues.
Les Tyriens ardents se pressent : certains montent les murs,
Bâtissent la citadelle, font rouler de leurs mains les pierres,
D’autres choisissent le lieu d’une maison et l’entourent d’un fossé,
On élit les juges, les magistrats, le sénat intouchable.
Ici on creuse le port ; ici sur des bases profondes
On installe le théâtre. On taille d’énormes colonnes
Dans la roche, haut décor d’une scène future.
Il y avait au milieu de la ville un bois, délicieux d’ombre,
Où les Carthaginois, ballotés par les flots et les tourbillons,
Ont tout de suite déterré un signe, que la reine Junon
Leur avait indiqué : une tête de cheval sauvage. Ainsi ils seraient
Une famille heureuse à la guerre, de vie facile pendant des siècles.
Ici l’immense Didon de Sidon fonde pour Junon
Un temple riche de cadeaux et de puissance divine :
En haut des escaliers, des entrées de bronze, des poutres
Que le bronze fixent et des gonds crissant aux portes de cuivre.
Pour la première fois, en ce bois, quelque chose de neuf, de bon, consola
La terreur d’Énée, ici pour la première fois il espéra le salut,
Et après un grand abattement crut en un avenir meilleur.
Sous l’immense temple, comme il regarde tous les détails,
Attendant la reine, comme il admire la fortune de la ville,
Les mains des artisans, leur peine et leur ouvrage,
Il voit, en ordre, les batailles d’Ilion,
Les guerres révélées au monde entier par la rumeur,
Il voit les Atrides et Priam et Achille, sauvage pour tous,
Il s’assied et pleure : « Quel lieu, dit-il, Achate,
Quelle région en quelles terres n’est-elle pas pleine de notre peine ?
Voici Priam ! Et il y a ici les récompenses de sa gloire.
Il y a les larmes pour nos malheurs, les choses des hommes touchent les cœurs.
Laisse ta peur, Énée : la rumeur te portera le salut. »
Il dit et nourrit son âme de vaine peinture,
Gémissant beaucoup, mouille son visage comme d’un large fleuve.
Il voyait que, combattant autour de Pergame,
Par-là fuyaient les Grecs harcelés par la jeunesse troyenne,
Par-là les Phrygiens, qu’Achille casqué poursuivait de son char,
Non loin de là sont les tentes aux voiles de neige de Rhésos.
Il sanglote : elles ont été trahies dans le premier sommeil.
Le fils de Tydée, sanguinaire, les a dévastées, en grand carnage,
Puis a détourné dans son camp les chevaux ardents de Rhésos
Avant qu’ils ne goûtent aux pâturages de Troie et ne boivent au Xanthe.
Ailleurs, Troïlus, armes perdues, s’échappe,
Pauvre enfant, il n’est pas l’égal d’Achille qu’il affronte,
Porté par ses chevaux, cloué au char vide, tête la première,
Il tient encore les rênes, sa tête et ses cheveux traînent
Sur la terre et la pointe de sa lance écrit dans la poussière.
Cependant les femmes allaient au temple de l’injuste Pallas,
Cheveux défaits, elles portaient le péplos,
Suppliantes, tristes, se frappaient la poitrine de leurs mains :
Mais la déesse, les yeux fixés au sol, se détournait.
Trois fois autour des murs d’Ilion Achille a traîné Hector
Puis, le corps sans vie, il le vend pour de l’or.
Alors Énée pousse un immense gémissement du fond de sa poitrine :
La dépouille, le char, le corps même de son ami
Et Priam qui tend ses mains sans armes, il les voit.
Il se reconnaît dans la mêlée avec les princes achéens,
Il reconnaît les troupes d’Orient et les armes du noir Memnon.
Avec leur bouclier en croissant elle conduit les lignes d’Amazones,
Penthésilée la furieuse, elle s’échauffe au milieu des soldates,
Elle a noué le baudrier d’or sous son sein découvert,
La guerrière, une vierge, et elle ose courir avec les hommes.
Tout ce qu’il y a à admirer Énée le Dardanien le regarde
Et comme il est immobile, attaché à une image, figé,
La reine, de beauté merveilleuse, Didon, vers le temple
Avance, suivie d’une foule compacte de jeunes garçons.
Comme sur les rives de l’Eurotas ou sur les monts du Cynthe
Diane entraîne ses chœurs, et mille Oréades, ses suivantes,
Venues d’ici, de là, la retrouvent, et elle porte
Le carquois à l’épaule et avance et dépasse toutes les déesses
Et la joie tente le cœur silencieux de Latone :
Voilà Didon. Voilà comme joyeuse elle se tenait
Au milieu de tous, pressant l’ouvrage et son règne futur.
Aux portes de la déesse, sous la voûte du temple, au-dehors,
Entourée d’hommes armés, elle prit appui sur le trône élevé, et s’assit.
Aux hommes elle donnait le droit et les lois, le travail et l’ouvrage
Elle les partageait en parts égales ou les tirait au sort.
On retrouve l’ensemble du chantier Virgile ici.