L’Odeur du Minotaure de Marion Richez
Sabine Wespieser Éditeur
disponible en librairie à partir du 28 août prochain.
L’Odeur du Minotaure
L’Odeur du Minotaure se répand entre mes deux oreilles, sous mon nez, sur ma bouche. Je sens les éclats sonores et silencieux de ma propre voix lisant le roman.
À oreille droite, prise par un relent interdisciplinaire, je renifle à fonds perdus des disciplines (les "notes méridiennes" ci-après).
À oreille gauche, interloquée par un parfum d’"universelle humanité", en marge des affects littéraires institutionnalisés, j’écris quelques phrases.
Une fois n’est pas coutume, la nécessité de dire : j’ai aimé, j’aime, j’aimerai le roman de Marion Richez, L’Odeur du Minotaure, me pénètre avec une certaine forme de violence.
Apparenté par l’éditeur même, en quatrième de couverture, « aux contes initiatiques par l’extrême concision de sa langue et la simplicité de sa structure », cette forme rudimentaire ébranle ma sensibilité.
Des Poteaux d’angle tiennent ma subjectivité aux flux de vivacité des dix chapitres et de l’Épilogue lus et relus sans « vouloir trop être quelqu’un » (Henri Michaux)
À la fin de ma première lecture, de puissantes larmes compulsionnelles, celles qui m’emportaient, enfant, lorsque je me laissais absorber par la beauté de l’océan, m’arrachent au moment présent.
Dans un deuxième moment de lecture, je veux résister à l’émotion.
Je me protège avec une lecture à haute voix faite à mon vieux chat. Mais, dès le premier quart du roman — et malgré le plaisir félin indéniable de ce chant — ma voix tombe en lisant comment celle qui dit « je » parle de ses parents dont elle vit éloignée dans l’espace et le sentiment depuis longtemps.
31 juillet 2014
Mon père aurait 100 ans.
Je reconnais les yeux de chien de la femme qui a fermé les yeux du père mort dans le roman. Je me lamente :
…•Misère ! Plus de chiens ! Ne gardons que les chats !
…•Sors de ta vie... murmure modestement mon chat. Ne suis plus ainsi tes animaux à l’odeur !
Le chat qui me chaperonne ne sait pas que, désormais, je m’efforce au contraire d’exister par cette sortie-là.
Et nous voilà, le chat et moi, en train de rejouer la primitive scène du bois.
« D’un seul coup, l’air se fraye à nouveau un chemin dans ma gorge et j’inspire, j’inspire juste ce qu’il faut pour hurler à nouveau, et pour hurler encore, fixant le sang qui larme lentement le long du pare-brise. Ma main met machinalement en route l’essuie-glace ; le sang s’étale et mousse comme une plaie vermeille puis rose, recouvrant tout avant de disparaître peu à peu. J’enclenche et j’enclenche encore l’essuie glace avec horreur, comme si je voulais effacer de ma vie cet instant impossible, ce clou qui vient se planter dans mon être. Quelque part derrière moi, une bête énorme gît dans les ténèbres. Moi, je respire, et la chose meurt. » [1]
Le cri d’un être à la fois trop petit et trop grand perce des cordes vocales dans mon fond de gorge qui régurgite des acouphènes de nourrisson.
Au point d’avertissement de ma troisième lecture, une vieille sourde dont les oreilles résonnent des agitations d’un gîte profond, ouvre la porte de ma maison.
C’est alors tout le corps qui lit l’histoire.
C’est mon corps qui dessine en la répétant interminablement la scène d’amour entre une jeune femme en vie et un grand cerf mourant.
« Océan de lumière droit devant. »
Ne pouvant réprimer l’attraction trop forte du mot océan, c’en est fait de mon petit corps précipité par une vague géante dans la baïne de mes six ou soixante ans.
Les paroles de Marjorie, nom d’astéroïde de l’"héroïne", moirent mon océan d’enfant de rubettes et de rubans qui réverbèrent sur ma plage leur océan de lumière droit devant. [2]
Pourtant le corps de mon chat n’est pas celui du Minotaure. Plus révulsée par Actéon que par le monstre mi homme-mi bête tué par le fil d’Ariane, la déesse de ma forêt en a assez du secret qui pèse sur son intimité.
Elle va tout révéler.
La nuit, à chaque pas, dans des affinités d’arbre, Diane voit au grand jour. [3]
Une bête c’est important.
une certaine confiance de la littérature
jusque dans sa méchanceté.
Marielle Macé,
entretien publié le 18/06/2014
Mais moi,
je suis défiguré à force d’être semblable
à tout ce qui est ici autour de moi.
Walter Benjamin,
Enfance Berlinoise, Maurice Nadeau, 1988, p. 69.
[prédiction créatrice]
L’Odeur du Minotaure est le roman de la "rentrée 2014" qui a suscité le plus de commentaires élogieux et de propos à l’emporte-pièce, lirons-nous ou à peu près, au moment de l’attribution, le 12 février 2015, du prix Des formes de la vie présente attribué à Marion Richez, jeune et brillante personnalité intellectuelle (sic) qui cultive dans l’écriture ses qualités de personne humaine, trop humaine (sic bis).
Je ne recopie à la lettre —c’est-à-dire au futur antérieur— qu’une seule formulation : « La philosophe-artiste qui aura voulu devenir un être humain » et j’inscris au présent l’adresse de son site, Marion Richez-> http://marionrichez.fr/, nom écrit à l’encre bleu outremer.
[vita nova]
La note prédicative précédente ouvre un vaste dossier qui dépasse considérablement en espace de recherches et en temps d’investigations les traversées de surface de ces "notes méridiennes".
« L’âge est partie constituante du sujet qui écrit », remarque Roland Barthes, le 2 décembre 1978, dans son cours au Collège de France. L’âge biologique de l’écrivain de La préparation du roman est alors de 63 ans.
La "forêt obscure" qui inaugure et augure ce dit premier roman, L’Odeur du Minotaure, se réfère à « un événement, un moment, un changement vécu comme significatif (...), une pérégrination, une initiation » associant ma lecture et mon état de grand-mère lisant un écrivain qui n’a pas encore trente ans.
[extases féminines]
« Mais, enfin, ça n’était qu’une bête, n’est-ce-pas ? »
« Mais, une bête, c’est important. » [4]
[personnages conceptuels]
J’en viens à préciser que dans cette "deuxième vie", je ferai aller de concert et converser L’odeur du Minotaure avec deux livres de Jean-Noël Vuarnet qui me turlupinent depuis très longtemps : « Le philosophe-artiste » et « Extases féminines » [5].
Marjorie, l’actrice principale du roman, et Ariane, la fille de Minos roi de Crète, me feront entrecroiser un tissage de haute lisse inénarrable et narré entre de « hautes tonalités de l’âme », selon les mots de Nietzsche « qui haïssait les mystiques et qui n’atteignit cette sorte de béatitude que dans et par la folie. » [6]
La puissance de singularisation du roman agit en moi comme une promesse, mais le temps est compté.
Pour faire face à ce qui m’apparaît comme une « religiosité du style », selon les mots de Marielle Macé lisant Pasolini, je place cette conversation « comme étant devant être faite » sur le carton à format d’exécution réelle des notes méridiennes dans ce mois de juillet.
[langue à l’écarlate]
Je reconnais la religiosité du style au fait que là je ne peux pas tricher. (ibid. Pasolini // Marielle Macé) Ainsi, le grand cerf blessé à mort ne triche pas avec « son odeur de bête pure », tandis que « le premier mouvement » de Marjorie « en rentrant chez elle », à Paris, « fut de quitter ces habits pleins d’odeurs et de deuil » et « de verser dans l’eau de son bain tous les produits de synthèse qu’elle a pu trouver pour former sur sa peau comme une résine protectrice. » [7]
Les exhalaisons de cette case romanesque tracent un rectangle délimité par le détail d’une tapisserie de la manufacture des Gobelins devant laquelle j’ai fait l’expérience d’une puissante sensation olfactive : le moment où je me suis trouvée, nez à nez, avec la transposition du tableau de Poussin, Les israélites recueillant la manne dans le désert (musée du Louvre), en tapisserie.
La jupe écarlate d’une jeune mère allaitant sa propre mère dégageait une odeur de lait.
Double entrée dans un art par un autre : de la peinture à la tapisserie, de la tapisserie au roman, le discours du récit tisse des phrases de haute lisse depuis l’intérieur de ma bouche sèche qui hume pour s’abreuver le souvenir de cette image parfumée du désert sacré.
[eaux de manne]
L’élan vital qui anime les mouvements de Marjorie tout le long du roman rayonne dès le premier instant tel une manne « Océan de lumière droit devant. »
La brutalité d’agression de ce premier instant où la lecture est déchirée par des fils de fer barbelés sur la peau d’une petite fille, rejoint à nouveau Marielle Macé versus Pasolini.
Marjorie meurtrie par les formes de son existence trop conforme aux modèles établis a le courage de sa vérité dans des manières de la retrouver au travers de sa propre "animalité".
Si un sujet moral ce n’est rien d’autre qu’une façon d’être en vie, de rester en vie malgré la permanence de la soif des formes, Marjorie blessée par les formes de sa vie assoiffe indéfiniment ma lecture en rouvrant mes propres blessures.
« C’est compliqué de trouver de l’eau ; je me sens un peu faible. Et si je m’asseyais bien tranquillement ? Je n’entends plus les écureuils, il y a un petit vrombissement dans ma tête. Ce n’est pas grave. Je suis bien. L’air est ma nourriture et mon eau. C’est si bon. Comme de la manne... de la manne dans le désert... J’ai toujours voulu savoir quel goût ça avait, la manne... » [8]
[ penser par comme ]
« Comme de la manne... de la manne dans le désert... » C’est à cette page 79 que — pour la première fois depuis le mot « Océan », j’ai lu en levant la tête, en essayant de reprendre haleine dans un rythme de lecture moins haletant.
J’ai fait tapisserie de l’histoire de Marjorie.
Il se peut qu’une jeune femme veuille attendre interminablement son amant sur un quai de la Gare de Lyon. Mais les hauteurs du Train Bleu manquent à initier ce qu’elle voyage.
Il se peut que cette même femme se rende au chevet de son père mourant après une longue séparation. Mais dans le noir d’une forêt détrempée les phares de sa grosse voiture meurtrissent à mort un cerf aveuglé.
Il se peut que cette femme nommée Marjorie renaisse de l’odeur du territoire d’un animal fantôme. Mais ce Minotaure excède toute sensation déjà éprouvée dans le mythe du premier labyrinthe.
[tuer et écrire]
Le cerf expire dans les bras de Marjorie et lui rend sa vie. Son dernier râle dans les branches entrechoquées prédit le bruissement de la langue assoiffée du mot "vérité", belle absente de ce roman d’une existence vraie.
« Tout récit mythique récite (met en récit) que la mort sert à quelque chose. » (RB)
Je me remets à lire, « c’est que je suis vivante, que je peux faire partie de ce monde où le cerf m’a introduite, ce monde où tout est juste. » Je parcours d’un regard absent l’unité de vision de La Manne à l’intérieur d’une exposition intitulée « Poussin et Moïse » [9].
Une "odeur d’humanité misérable" m’immobilise dans un rectangle de 337 cm x 660 cm de fils de laine, de soie et d’or. Je suis du nez le principe de narrativité auquel Poussin renvoyait lui-même son commanditaire : « Je crois que facilement vous reconnaîtrez les figures qui languissent, qui admirent, qui ont pitié... et autres (...) » [10]
La manne ne s’avère pas être un "simple" bienfait divin mais une épreuve pour les passions humaines. L’odeur de la grand-mère affamée allaitée par sa propre fille sous le regard patient d’un petit enfant est de plus en plus tenace.
[hyperosmie romanesque]
Peu s’en falloir entre soi être dit : « Il va falloir te reprendre. Et sérieusement. » Le verbe d’un ministre souille une porte bienveillante ouverte par une petite vieille confiante dans la vie, même seule et en pleine nuit. Avant cela qui est la vie, moins la vie qu’une vie, celle de Marjorie dans le dédale de ses énergies purificatrices, il y a l’odeur de la chair animale meurtrie qui conduit la meurtrière sur le lieu du dernier râle.
Ensuite, peu s’en souci de la fausse agonie moitié humaine, moitié animale, d’un homme qui confondait son trop de pouvoir et sa pas assez de bonté. Ce n’est pas le texte qui est violent mais le constat de la violence du pouvoir.
La violence faite au corps d’une petite fille déchirée par des fils de fer barbelés, la violence faite au corps d’une bonne élève acharnée à bien travailler, la violence faite au corps d’une jeune belle hyper diplômée saccagée par une ambition zélée, la violence faite au corps d’une jeune plume douée formatée par un serviteur haut gradé... toute cette violence commune, ordinaire et partagée, pourra-t-elle être réparée par un clou enfoncé dans une tempe ?
Non. Aucune odeur familière n’aidera Marjorie à retrouver son gîte. La bête furieuse sera enfermée : direction HP.
[absence de chagrin]
Le malheur c’est l’impossibilité d’aimer. Marjorie ne se laisse pas prendre, Marjorie ne se reprend pas. Marjorie aime l’animal qu’elle a tué. Déprise des servitudes sociales, elle reprend la route vers la bête dont elle est éprise. Prendre ce chemin c’est l’écrire : « écrire, écrire, tuer quoi ». (HM)
Les déplacements d’écriture disent le verbe vivre et le verbe mourir.
La vitalité de la langue ranime l’âme de l’animal au cœur du récit.
Une double épreuve d’orientation jaillit d’une même scène de perdition. Des arbres aussi familiers qu’étrangers, la nuit où le Grand Cerf est tombé, le jour où la Biche n’a pas pardonné : « les copeaux de pin rouge vif jaillissent sous les coups furieux de ma jeune ramure. Et l’odeur si brune de ma femelle contre mon flanc, mon autre plus douce et courageuse que moi. » [11]
Je me renseigne sur la manière dont aux Gobelins les teinturiers faisaient ce rouge avec de l’agaric, des eaux sures, du pastel et de la graine d’écarlate ou de vermillon.
[Lucrèce à part]
« Certes le flux est partout lancé et répandu / Mais telle odeur convient mieux à tel animal ».
Les relations qu’ont entretenues les pensées philosophiques et les sensations olfactives depuis l’Antiquité relèvent encore une fois d’une trop vaste recherche pour ce que je peux et sais faire.
Je l’abandonne à qui de droit et aux moustaches de Montaigne dont « Les estroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluans, s’y colloient autrefois, et s’y tenoient plusieurs heures apres. » et je reste clouée à l’endroit où Artaud m’enseigne le premier et le dernier mot : « Là ou ça sent la merde / ça sent l’être. »
Je relis le roman en enfonçant le clou sur une ligne verticale dessinant une clique sémantique de mots à connotation olfactive.
[haute lisse]
C’est le tissage d’une manne odorante à peine notée au début du roman puis s’augmentant du milieu du livre jusqu’à la fin : ce sont surtout les odeurs qui me posent problème, je n’ai pas d’odeur à moi, les bonnes odeurs de bois d’un presbytère, l’odeur de bête pure du cerf gémissant, l’odeur du café qui monte, l’eau [qui] sent le chlore, et, là encore, cette eau sentant le chlore, le ministre qui sent mauvais, l’absence d’odeur familière, l’odeur si brune de ma femelle contre mon flanc, la trace emmêlée de ton odeur, l’Odeur du Minotaure.
En lisant, je devais veiller aux odeurs, en regardant mieux c’était les odeurs qui veillaient sur moi. La femelle flairait le sol de la forêt et je recouvrais des mains, des pieds, des genoux, de la tête, de la bouche, des oreilles, de mon corps tout entier, et bien sûr de mon nez, les traces aveuglées de l’ animalité éclairée qui était en train de m’aimer.
[je ne suis qu’une bête]
Le roman, on le sait, joue à la fois d’une apparence de vraisemblable et d’une incertitude de fait. Les choses de ces moments sont dans la vie de ma lecture noyées droit devant l’océan de lumière d’une Nuit Obscure.
On l’a par ailleurs souligné, cette petite expression de connivence « on le sait » suffit à faire revenir l’autorité (l’auteur) sur la quatrième de couverture : « L’Odeur du Minotaure, comme les contes initiatiques auxquels il s’apparente par l’extrême concision de sa langue et la simplicité de sa structure, est un beau roman de la métamorphose. »
Roland Barthes dit : « Le roman aime le monde parce qu’il le brasse et l’embrasse. » Seule compte et est contée la rencontre avec l’animal vivant, avant le point de non-retour allant vers la métamorphose.
[noche oscura]
Le roman fait usage de formes qu’il excède.
Le gémissement d’un animal sous les broussailles délivre le langage des mouvements de la parole. L’écriture fait revenir d’un temps antérieur un espace qu’elle prend sur elle pour mieux l’habiter.
La beauté de cette nuit est l’effort permanent du survivre par l’écrire.
Tout est toujours défait et toujours à refaire avec des mots, des phrases et de l’écriture. Une écriture comme (en tant que) l’argent qui n’a pas d’odeur, une écriture comme (à la manière de) celui qui meurt en odeur de sainteté, une écriture vive, vivante et vraie qui rejoint les manières d’activité d’une bienheureuse agissant par nécessité.
Perdre le Nord, perdre la tête, perdre... le verbe intransitif aussi appartient en amour propre à la félicité :
En une noche oscura
con ansias en amores inflamada
oh dichosa ventura
« Alors on verrait bien qui des deux, d’un homme qui l’aime ou d’un ange absent, l’emporterait. » [12]
[1] Marion Richez, L’Odeur du Minotaure, p. 39
[2] Marion Richez, L’Odeur du Minotaure, Incipit, p. 7
[3] L’Odeur du Minotaure déploie une considération d’images où se déplacent des figures que l’on peut confondre avec celles de "la vie".
[4] in L’Odeur du Minotaure, p.53
[5] Voir éd. Lignes
[6] Jean-Noël Vuarnet, Extases féminines, Hatier, 1991, p. 148.
[7] L’Odeur du Minotaure, p. 60
[8] Marion Richez, L’Odeur du Minotaure, p. 79
[9] Poussin et Moïse. Du dessin à la tapisserie. Exposition présentée à la Galerie des Beaux-Arts de Bordeaux
[10] Cf. Louis Marin, Études sémiologiques, Éditions Klincksieck, 1971, p. 20
[11] L’Odeur du Minotaure, p. 70
[12] Dernière phrase de L’Odeur du Minotaure, p. 122