La Disparition, chapitres 5 et 6

Chapitre 5

Nom de famille ?
Thomas.
Vous pouvez m’épeler ?
T – H- O- M – A – S

C’est bien le nom de famille et pas le prénom ?
Ils soupirent. Oui, oui.
Prénom ?
Pierrot.
Deuxième prénom ?
Ghislain.
Date de naissance ?
15 avril 2000. Il a 12 ans.

Taille ?
Jacques regarde Huguette, interrogatif. Elle répond : 1 mètre 47 à la dernière consultation.
Poids ? 36 kg, je crois.
Corpulence ? Normale.
Couleur des cheveux ? Châtains clairs, surtout en été quand il y a du soleil, ses cheveux claircissent. Cette phrase porte tout l’amour d’une mère pour son fils. Ses cheveux claircissent au soleil.
Couleur de peau ? Plutôt claire mais en ce moment, elle a déjà bronzé. Vous savez à cet âge-là, on a beau leur dire de mettre de la crème solaire, ils oublient. Et ils ne supportent plus que vous les enduisiez comme s’ils étaient encore des tout petits.
Le gendarme la laisse dire.
A-t-il sur lui un téléphone portable ? Quelle est la compagnie de téléphonie ? Orange, SFR, Bouygues, autre… ?
Jacques dit que Pierrot a un petit portable avec compte bloqué de chez Free. 06 66 59 71 45. Je le retiens facilement : trois 6 pour commencer puis le département où ils habitent et à la fin la Seconde Guerre mondiale, reste à se souvenir du 71. Mais ils n’ont pas pensé regarder dans sa chambre s’il l’a emmené.
Quels vêtements porte-t-il ?
Huguette a regardé Jacques en posant sa main sur la bouche.
Ben. C’est que, comme c’était le matin… il devait avoir son pyjama. Mais s’il est sorti en s’étant habillé, on ne sait pas. Je n’ai pas regardé quel vêtement il a pu mettre. En tout cas, hier il portait un short en jean un peu effiloché. Vous savez, un ancien pantalon devenu trop court qu’on coupe pour l’été. Un T-shirt noir avec un dessin abstrait, plutôt dans les tons orange.
Que porte-t-il à ses pieds ?
Des baskets en toile grises, Adidas.
Pendant qu’ils essaient de répondre. L’homme tape de ses deux index sur le clavier de son ordinateur.
Et son pyjama ?
Ils mettent un temps à répondre. Et où l’on voit leur regard explorer les hypothèses posées par une telle question. On aurait enlevé Pierrot la nuit ou tôt le matin dans son lit ? Et on l’aurait emmené ainsi ? Ils ont fini par répondre : un pyja-short en coton bleu clair avec des motifs de bateaux bleus plus foncés.
Auriez-vous un vêtement mis très récemment et non lavé pour un chien pisteur ?
Les parents de Pierrot ne savaient que répondre.
Rien d’autre de particulier à signaler ? Un signe distinctif ? Une tache de naissance, une cicatrice ?
J’ai vu Huguette défaillir à ces questions portant sur le corps de son fils. Cela sous-entendait qu’on voulait des indices pour identifier un corps.
Le gendarme a tapé un petit texte de synthèse qu’il a rédigé à haute voix sans doute un mail pour la brigade :
1) on lance à Free une réquisition pour localiser le téléphone et donc votre fils.
2) on met des chiens de piste et de défense pour retrouver Pierrot s’il est dans un secteur rapproché.
3) on place un homme ou deux autour de la location de vacances.

Il a ensuite demandé s’il pouvait avoir une photo récente de Pierrot. Huguette en a sorti une de son portefeuille et la lui a donnée de façon fébrile. Photo scolaire faite il y a 8 mois environ. Il est parti vers le couloir où se trouve le photocopieur, pour scanner la photo et la récupérer dans son ordinateur. Les enfants ont toujours l’air un peu niais sur ces photos, arborant un sourire qu’on leur a demandé. Jacques a pris la main d’Huguette qui s’était mise à pianoter nerveusement sur ses genoux. Je me suis souvenue de la première fois où je les ai regardées lors du thé, il n’y avait que quelques jours, mais ce moment me semblait très loin désormais. J’ai été sortie de mes réflexions parce que le gendarme leur posait des questions sur d’éventuels problèmes familiaux ou psychiatriques qui pourraient expliquer cette disparition. Je me suis excusée et ai regagné le couloir, j’ai juste murmuré que je pouvais rapporter un vêtement si Huguette m’expliquait. Mais elle m’a regardé parler sans apporter de réponse. Elle semblait en train de glisser, et cette question-là ne semblait avoir pour elle aucun sens.
J’ai confié à la personne qui était à l’accueil mon n° de téléphone portable et lui ai demandé de m’appeler. Je serai disponible pour eux pour quoi que ce soit.

  

Chapitre 6

A la villa, les garçons zonaient dans la cuisine. Ils n’avaient pas débarrassé la table du petit déjeuner. J’ai demandé si tout allait bien. Damien m’a demandé ce qui se passait avec Pierrot. J’ai répondu qu’on espérait qu’on le retrouverait vite. Avaient-ils d’ailleurs une idée d’où il pouvait être ? Un grand silence m’a fait face. Damien et Paul se taisaient avec lourdeur. Je les ai regardés d’un air suppliant. Ils avaient une information. Vous savez quelque chose. Dites-le moi, vite. Dans ces situations, la moindre minute compte. C’est une course contre la montre. Damien a dit : il nous a envoyé à tous les deux un SMS hier soir, tard, on était déjà au lit.
Et ? Mais parle Damien ! Vite !
Ben, il voulait venir avec nous aux îles même si ses parents ne voulaient pas. Il a dit qu’il s’arrangerait. On pensait qu’il blaguait.
Que lui avez-vous répondu ?
Silence.
Que lui avez-vous répondu ?
Silence.
Vous pouvez parler, je ne me fâcherai pas.
A nouveau le silence. Comme il m’a paru long et lourd et angoissant.
TQT.
Je n’ai pas compris immédiatement. J’ai demandé à Damien de me répéter.
TQT, a-t-il presque crié.
Et cela veut dire quoi ?
T’inquiète. Le temps que le sens des syllabes me vienne à l’esprit, j’ai ajouté : Et c’est tout ?
Ben oui.
Quelques secondes m’ont été nécessaires pour organiser un flux de pensées et d’actes à faire. Serait-il allé ce matin prendre le premier bateau et ne nous trouvant pas serait parti Dieu sait où, ou aurait-il malgré tout embarqué ? Qui appeler d’abord, ses parents, la gendarmerie ? Sur ce point, je ne suis pas arrivée à décider. J’ai donc joué à pile ou face. Pile les parents, face la gendarmerie. C’est face qui est tombé, la semeuse de 10 centimes. J’ai composé le n° qui se trouvait sur la carte remise par l’homme vu ce matin. Il s’appelait Frédéric Martin. Je ne m’attendais à rien de particulier en l’appelant. Curieusement, il a répondu immédiatement. Adjudant Martin j’écoute. J’ai expliqué la situation. Il m’a assuré qu’ils allaient envoyer des personnes à la gare maritime et aussi par bateau-navette des enquêteurs sur les îles. J’ai précisé que je l’avais d’abord appelé et qu’il fallait que j’avertisse M. et Mme Thomas. Il m’a dit qu’il s’en chargerait. Cette réponse m’a soulagée. Je ne savais comment leur présenter les faits. Une forme de culpabilité m’a envahie. Notre proposition de journée aux îles était peut-être à l’origine de sa disparition. Un poids terrible s’est installé sur le haut de la poitrine. J’ai appelé sans réfléchir le bureau d’Alexandre. Suis tombée sur son assistant me le disant indisponible car en réunion. Elle ne devait plus durer très longtemps et il me rappellerait dès que possible. Son portable était sur répondeur. D’habitude, je raccroche. Là j’avais des mots à dire. Une affaire, grave, mais peut-être pas, je culpabilise, c’est peut-être de ma faute. Sans réfléchir j’ai dit aux garçons qu’on allait chez les parents de Pierrot. On est partis. Huguette était dans l’appartement avec les deux gendarmes réquisitionnés. Jacques avait suivi ceux qui partaient vers les îles. Il paraît qu’une personne de la famille doit rester sur les lieux connus de l’enfant, dans le cas où s’il revient, il puisse se sentir à nouveau comme chez lui. Les deux gendarmes présents étaient discrets et gentils, ils rassuraient Huguette au mieux. On allait retrouver Pierrot, sa disparition n’avait pas de caractère particulièrement inquiétant, sans doute était-il aux îles. A ce moment-là le téléphone de celui qui parlait a sonné. Pendant la brève conversation qu’il a eue, Huguette était dans un état de sidération.
Alors ?
Le gendarme a répondu : Rien, c’est le résultat de l’opérateur téléphonique. Free ne couvre pas bien les îles. Pas de signal détecté jusqu’ici. Ce n’est pas très bon mais pas très mauvais non plus. L’enquête va juste prendre des voies plus « traditionnelles ». Les garçons étaient sur le balcon et semblaient comprendre la gravité de la situation, se sentir un peu coupables également de leurs échanges de la nuit. Ils étaient pour une fois assez silencieux. Je n’avais pas échangé plus de deux phrases avec Huguette, installée dans l’attente. Elle reçut un appel de Jacques. Il était avec les gendarmes en route vers les îles. Au port, un employé avait formellement reconnu Pierrot et dit qu’il avait embarqué seul, dans le premier bateau. Il la rappellerait, lui souhaitait du courage. On allait retrouver Pierrot. Quand elle a raccroché, ses yeux étaient rouges de larmes. N’ayant su qu’après le propos de sa conversation avec Jacques, je n’ai pu que l’encourager vaguement : « Il n’est pas trop tard. On va le retrouver. » Elle n’a fait qu’acquiescer. Et a ajouté : Heureusement que vous êtes là. Les gendarmes sont sortis dans le couloir. Elle était en veine de confidences. Parce qu’avec Jacques en ce moment. Ce n’est pas ça… J’ai découvert qu’il me trompe depuis six mois avec la voisine… Vous y croyez à ça ? J’ai l’impression que ce qu’il fait pour Pierrot, c’est comme pour se rattraper. Mais j’ai honte aussi d’avoir ce genre de pensées. Il est très inquiet. Espérons qu’on retrouve Pierrot vite. Qu’on sorte de ce cauchemar. Je lui ai proposé d’aller prendre un peu l’air autour de l’immeuble. Pas trop longtemps, des fois que Pierrot reviendrait, c’est toujours quand on n’est pas là que cela arrive. On s’est contentés de descendre l’escalier et d’aller sous les pins à côté du parking. J’ai eu soudain très envie de me rendre au port, sur le quai du départ des bateaux vers les îles. Je lui ai demandé si le gendarme avait donné d’autres informations sur les recherches. Apparemment les chiens pisteurs qui avaient reniflé la casquette s’étaient assis autour d’une des chaises en plastique bleu, ce qui indiquerait que Pierrot ait été présent à cet endroit, il y a quelques heures. J’imagine les chiens s’affairant autour d’une chaise en particulier, leurs souffles et petits aboiements disant « Il était là ». Je ne sais pas pourquoi cette image qui me vient en tête m’émeut. Je lui dis que j’ai désormais la certitude on va le retrouver. Elle me dit qu’elle entend quant à elle des cris de mouettes qui se mêlent à ceux de Jacques appelant « Pierrot ! Pierrot ! ». Et elle pousse elle aussi ce cri : Pierrot ! Mais c’est un cri qui n’appelle pas. Des cordes vocales qui vibrent sur le seul souffle qui monte de son ventre. La voix est puissante. Un des gendarmes vient au balcon de l’appartement. « Mme Thomas ? Rien de neuf ? Tout va bien ? ». Je passe mon bras sur l’épaule d’Huguette.

3 mars 2018
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