Maison à vendre

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Toutes ces histoires singulières qui viennent très brièvement (se) cogner à la vitre et s’envolent à la manière des oiseaux : un couple d’enseignants de Lisieux mutés, une femme qui vient de perdre son mari, une autre qui vient de divorcer, des Anglais à la retraite, un tout jeune couple – la jeune fille a deux chèvres –, un camionneur, des gens qui viennent de Sologne, un chercheur à l’Inserm d’origine galloise et travaillant à l’université de Bâle, des Parisiens qui ont déjà un appartement à Granville et veulent la mer et la campagne, d’autres personnes mutées qui viennent de Bordeaux et qui ont un cheval... Des gens qu’on ne reverra jamais, qui sont venus voir la maison, ont pensé peut-être y habiter. Et qui repartent.
C’est un défaut dont je prends conscience. Dans une conversation avec quelqu’un, à un moment donné, je n’écoute plus. Je ne sais pas si cela se remarque. Je donne toujours l’impression d’être là, mais après coup, je constate que je pensais à autre chose tandis qu’on me parlait.

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Passé une nuit dans l’appartement. Quasiment pas dormi. Pas tant à cause du bruit (relatif) dont s’était plaint Vincent, l’autre jour, mais à cause du fait, de l’idée. Voilà. C’est là. Réveils périodiques en sursaut avec cette pensée.

Je me souviens lorsque nous avions la maison et qu’on y revenait les week-ends ou en vacances. Parfois on allait directement à la plage, au Plat-Gousset à Granville. Et soudain en regardant la mer, l’horizon, les îles Chausey dans le lointain, dans le vent, je me sentais à nouveau vivante. On quittait la voiture, on courait vers la plage, et soudain, oui, on était à nouveau vivants. On respirait, on se disait : quelle chance, ces retours, ce bleu, cet air, ce sable.

Pourquoi c’est si difficile ? Pour cette raison. Se sentir vivant, se sentir entre le ciel et la terre, relié à cela, à l’arbre, à l’herbe, aux pluies, avoir le sentiment d’en faire partie, malgré tout : le pic-vert frappe en cadence le peuplier en bas du terrain, le faucon siffle, le crapaud du soir sur le pas de la porte. A Paris, tout est indirect, monde du média, recouvert par autre chose, par la dalle, la pierre, les mots. Des mots partout, des phrases partout, où que l’on tourne la tête : ligne 6, Danielle Evenou, Soldes, Western Spaghetti, Samsung Hard Candy, Mes amis, mes amours, Depuis qu’il l’a raccompagnée chez elle, on a perdu sa trace, La maison du convertible, En raison d’un arrêt de travail, A qui appartiennent ces tableaux, Michel Perrault, architecture, Relay, Paris, toutes les bonnes adresses de l’été, du 30 juin au 4 septembre, les stations Saint-Jacques, Glacière, Corvisart, Quai de la gare, seront fermées, Mondial Moquette, Sortie, Correspondance, Natixis, Babylone AD...

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On s’inquiétait pour moi de la solitude. Je ne me suis jamais sentie seule ici. Ou alors j’ai fini par l’aimer, cette solitude, ce calme. La présence y est plus forte. Présence des saisons. Les pommiers changent, passent des feuilles imperceptibles au feuillage vert foncé, des fleurs aux fruits de la taille d’une bille qui grossissent lentement, des bourgeons verts aux framboises qui tachent les doigts quand on les cueille, tout cela parle. Signes doux, présence amicale, c’est l’être-là, qui se suffit, et qui nous rappelle qu’on en vient, qu’on y appartient, qu’on y retournera, c’est une sorte de réconciliation. Dans les grandes villes, on est séparés, violemment, en permanence. Et on est seul, c’est aussi cela la solitude urbaine, pas seulement entre les êtres, mais cet éloignement d’un être-là simple, de la savane des premiers temps.

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En valeur absolue, c’est une atteinte à l’esprit. Ce que représente l’appartement, ses trois chambres, sa minuscule cuisine, son séjour, propres, bien sûr, fonctionnels, impeccables, au regard de la maison. Une maison en granit du XVI-XVIIe siècle, avec ses deux cheminées monumentales, l’espace, la circulation, la terrasse, les arbres, le terrain, le verger, la pelouse et ses bouleaux, avec azalées à leurs pieds (mon coin de parc Montsouris, comme je me le disais au début). Et tout cela pour moins de la moitié d’un appartement de moins de 90 m2. Comment, intellectuellement, supporter cette absurdité économique. On en crève, toutes les populations occidentales crèvent de cette absurdité économique.

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Le sommet de la beauté humaine : une photo en noir et blanc de Michael Jackson, enfant, endormi au milieu de ses frères, dans un car qui les mène à un concert.

Groggy, un peu vide et ivre. Vide. C’est un moment qui revient, parfois, cela annonce un retour à l’écriture. Comment est-ce possible de ne pas pouvoir se passer de cela ?
Pendant la conversation avec A. G., lui me disant qu’il savait très bien que tout cela était construit, que j’avais une idée précise, une volonté forte de ce que je voulais faire, je me suis vue dans son regard. Je ne m’en rends pas compte, mais parfois je dois donner l’image d’une volonté de fer. Je croyais que cela ne se voyait pas, en fait, si.

Michael Jackson, la beauté absolue de son enfance. Et puis la métamorphose en spectre, en fantôme. Comme si sa vie mettait en évidence, révélait de manière expressionniste et en raccourci, le trajet de tout un chacun : la grâce qui va à sa perte.

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Sur le quai, une jeune fille accueille sa grand-mère. Elle porte, la grand-mère, un ensemble bleu qui ressemble à des vêtements que la mienne avait. Et soudain elle me manque terriblement. J’aimerais tant pouvoir, moi aussi, l’attendre sur un quai et la prendre dans mes bras. La serrer très fort, lui demander comment elle va. J’imagine l’inverse. Je descends d’un train et elle est là qui m’attend. Si la mort pouvait être cela, descendre d’un train pour aller embrasser tous les êtres qu’on a aimés. Si seulement je pouvais lui parler, je sais qu’elle me dirait ces paroles raisonnables qu’elle a toujours eues, qui m’ont toujours rassurée. Je crois qu’elle a été la personne qui m’a le mieux comprise. Elle savait qui j’étais vraiment. Et elle me manque.
Dans le couloir qui conduit à la gare Vaugirard, toujours désert, je retiens mes larmes, et puis comme il n’y a personne, je pleure.

13 novembre 2018
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