La Querelle de l’art contemporain, Marc Jimenez

La Querelle de l’art contemporain de Marc Jimenez est un livre de spécialiste qui ne s’adresse pas aux spécialistes.

Explications.
Les années 90 sont marquées en France (et uniquement dans l’hexagone) par un mouvement de crise, de critique, de fâcherie, de polémique autour de l’art contemporain.
Plutôt que de suivre strictement les péripéties éditoriales et les argumentaires des fâcheux (Marc Jimenez fait pourtant ce nécessaire point historique dans une très longue note (p. 340-358) qui vient compléter la question sans la réduire), l’auteur de La querelle de l’art contemporain prend le lecteur à contre-pied en déployant une perspective plus large et plus riche.

S’il revient bien sur un certain délitement critique dessiné durant ces années, il n’en fait pas simplement l’histoire. Il trace au contraire une archéologie logiquement plus profonde. Pointer du doigt les symptômes n’aurait été qu’une participation supplémentaire à la tourmente. Comprendre la teneur profonde de l’agitation, c’est alors tracer les perspectives historiques, critiques et philosophiques, nécessaires à la compréhension de l’art contemporain. L’enjeu est d’autant plus pertinent que le livre s’ouvre sur un constat étrange et peut-être pas si paradoxal que cela : non seulement le débat (peut-on encore oser dire fameux après cette lecture ?) s’est refermé sans apporter la moindre réponse, mais surtout l’agitation critique s’est développée en dehors des œuvres, hors de tout contact avec les artistes et leurs créations. La fin de non-recevoir réduite au massif « c’est n’importe quoi » sur lequel Jimenez revient constamment est trop tranchée, trop rapide... trop grossière pour ne pas cacher quelque chose de plus important.
La première qualité de ce livre est donc de se fixer cette tâche et de déplier toutes les implications liées au profond changement de paradigme apporté par les pratiques artistiques contemporaines.

« Sachant que l’élargissement du cadre institutionnel et l’expansion continue de la sphère artistique sont des traits spécifiques à l’art occidental, peut-on considérer que l’art contemporain répond à ce processus ? Il ne le semble pas tant la querelle de l’art dit « contemporain » apparaît d’une tout autre nature que celle des disputes et des controverses du passé.
La crise des beaux-arts traditionnels - qui commence dès l’impressionnisme -, la naissance de l’abstraction, les avant-gardes, l’irruption d’objets industrialisés dans le champ artistique, en bref, la modernité, rendent compte imparfaitement du malaise actuel. Contrairement à une idée reçue l’art moderne n’explique pas l’art contemporain. Pour le dire autrement, on ne peut souscrire à la thèse, maintes fois reprise dans les controverses récentes, qui établit une relation de cause à effet entre les bouleversements provoqués par la modernité et la prétendue déliquescence de la création artistique depuis une trentaine d’années. » (p. 18-19)

La seconde qualité du livre est, comme on le voit avec ces lignes, sa clarté pédagogique. Elle s’inscrit pleinement dans la ligne éditoriale de ces folio essais inédits (Marc Jimenez ayant précédemment publié dans cette même collection et dans ce même esprit Qu’est-ce que l’esthétique ?). Certains esprits chagrin auront beau jeu de regretter tel ou tel développement, telle ou telle précision qui manquerait à l’appel, telle ou telle argutie qui ne serait pas disséquée. La synthèse à laquelle se livre Marc Jimenez ne manque pas d’ampleur mais s’élabore en appelant le propre travail ultérieur du lecteur. Les petites notules sur les artistes contemporains qui abondent dans le volume pourront faire froncer les sourcils des spécialistes de la spécialité. Mais l’horizon du livre n’est pas celui-là. Il offre la possibilité de savoir très synthétiquement de qui et de quoi on parle sans prendre à défaut le lecteur, mais au contraire en débroussaillant les chemins (en jouant parfois les naïfs et en se mettant en scène (p. 245)).
Il revient sur certains contresens et éclaire, à partir des œuvres, les enjeux qui sont souvent mal évoqués voire ignorés :

« Si une telle nostalgie envers une époque révolue est parfaitement légitime, en revanche les contresens sur l’évolution et les transformations de l’art au cours du XXe siècle penvent surprendre sous la plume d’un théoricien contemporain. Pour Marcel Duchamp comme pour ses héritiers directs ou lointains, il ne s’agit aucunement de prétendre que des objets banals, une roue de bicyclette, un tas de briques ou de charbon, des morceaux de feutres, etc., sont des œuvres d’art. Une telle prétention, au demeurant absurde, serait en contradiction avec l’intention même des artistes soucieux de présenter des objets dépourvus, dès l’origine, de toute visée ou exigence artistiques et esthétiques. Il s’agit, au contraire, d’inviter le spectateur à détourner son regard des œuvres d’art traditionnelles et à s’interroger sur la nature d’un geste qui peut lui sembler, à juste titre, incongru. L’essentiel est moins l’œuvre, l’objet ou la chose présentée, que la nature de l’expérience - esthétique ou inesthétique - susceptible de résulter d’un tel spectacle. » (p. 183-184)

Pour souligner ce passage, il analysera, par exemple, quelques pages plus loin, les enjeux de cette fin de la notion d’œuvre d’art à partir de 4’33’’ de John Cage (p. 191-193)

C’est un même souci qui anime l’auteur pour discuter les théories qui se croisent et s’entrechoquent au long du XXe siècle et plus particulièrement dans les deux dernières décennies. On retrouve une même précision pour dessiner les circonstances historiques et culturelles d’apparition de phénomènes ou pour en dégager les enjeux, les tensions, voire les apories. Une place importante est par exemple consacrée à l’émergence du courant philosophique américain dit analytique et de son influence en France.
L’exemple d’Arthur Danto est ici significatif. Si Marc Jimenez déplie les circonstances d’apparition de tel ou tel concept (la généalogie du concept d’Artworld par exemple aux pages 200 et suivantes), il tâche également d’en faire une lecture critique et une confrontation qui ouvre un désir de lecture chez lecteur plutôt qu’elle ne ferme toute discussion.
Enfin le philosophe ne perd rien de sa rigueur théorique lorsqu’il discute les analyses de Jean-Marie Schaeffer ou de Gérard Genette à partir de leurs propres références à Kant. Et plus généralement il interroge les effets de la réception de la philosophie analytique pour les questionnements esthétiques et leurs prolongements idéologiques.

« Tout se passe comme si l’esthétique, la philosophie, et la philosophie politique elle-même n’avaient plus pour vocation de s’interroger sur les formes, elles aussi diverses, de contraintes et de conditionnement qu’exercent, par exemple, l’industrie culturelle, le système marchant et consumériste. L’assimilation du pluralisme culturel à la démocratie libérale est acceptée tel un postulat.
Ce nouveau paradigme fait ainsi l’impasse sur une dialectique élémentaire qui devrait être pourtant à la base de toute réflexion sur l’organisation et le fonctionnement de la société actuelle. On peut dire, en effet, que notre système politique, économique et culturel autorise une diversification extrême des comportements, des pratiques, des conduites, des modes de vie, des expériences esthétiques et artistiques. On peut aussi reconnaître qu’il favorise le projet d’émancipation d’un individu de moins en moins soumis à des normes de pensée et goûts autoritaires et à prétention universaliste. Il entraînerait même potentiellement un accroissement de l’autonomie, une plus grande liberté des forces créatrices, un approfondissement et un enrichissement de la réflexion.
Mais, simultanément c’est ce même système qui transforme l’individu en un serviteur docile et un consommateur passif, soumis aux stratégies et aux contraintes institutionnelles, industrielles, économiques, communicationnelles et technologiques qui, elles, s’appliquent massivement sans que l’individu en question ait son mot à dire. » (p. 235-236)

Voilà bien le mot à dire de Marc Jimenez : un appel renouvelé à la possibilité de juger et d’apprécier l’art de notre temps à partir d’une position critique sans complaisance en l’absence de jugements à l’emporte-pièce mais au contraire un travail de réflexion avec et à partir des œuvres. C’est ce même souci théorique qui animait le philosophe et ami Rainer Rochlitz à la mémoire de qui ce livre est dédié.

On signalera également que l’actualité éditoriale de Marc Jimenez est également celle d’une édition revue et augmentée du livre L’esthétique contemporaine chez Klincksieck, ainsi qu’une nouvelle édition, toujours chez Klincksieck, de sa traduction de Théorie esthétiquede Theodor Adorno (dont il discute sans complaisance les enjeux pour les formes contemporaines dans La querelle de l’art contemporain).

24 mars 2005
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