Là, c’est sûr, vous allez être déçus | Olivia Rosenthal

Ce texte a été écrit pour et lu lors de cette troisième rencontre proposée par remue.net avec la collaboration de la Scène du Balcon le vendredi 15 février à 20 heures.
Il s’agissait de réagir à cette proposition :

Quelle zone d’échange l’atelier d’écriture constitue-t-il, comment se construit-elle, et comment se reconstruit-elle, dans quelles difficultés (non que la difficulté atteste d’une valeur morale, mais assurément ce coût personnel est à questionner, qui replace en son dérisoire la simple question alimentaire, argument de petit poids trop souvent usité) ? Quatre écrivains en présence nous diront ce qu’il en est de leur pratique d’atelier, en quoi leur écriture personnelle et l’atelier jouent, ensemble et contre. Quoi de leur écriture joue dans ce mouvement vers autrui. Qu’est-ce qui les amène à déplier de l’écrit (dans toute son envergure, pratique, intime, conceptuelle) avec d’autres ; qu’est-ce qui amène cet autre à venir écouter, faire, lire et dire, ensemble, ainsi. Qu’est-ce qui amène l’autre à revenir (ou à préférer ne pas) ; qu’est-ce qui les pousse, écrivains, à redéplier encore avec cet autre (ou d’encore autres) ; qu’est-ce qui là-dedans épuise, lessive, fatigue nous intéressera autant – quoi de leur écriture joue dans ce mouvement vers autrui, quoi éventuellement s’en nourrit, mais aussi quoi, parallèlement, s’en défend, s’en préserve.


Qu’est-ce qui amène l’autre à revenir (ou à préférer ne pas) ?

« Revenir », c’est le mot que j’ai choisi. J’ai choisi d’ailleurs, non pas de parler de ceux qui reviennent mais plutôt de ceux qui ne reviennent pas. Non pas les revenants, les autres. Je vais partir de là, de cet inconnu : je ne peux pas dire précisément pourquoi quelqu’un ne revient pas. Je ne suis pas à sa place. Je ne le connais pas. Je n’ai pas accès à son esprit, à ses pensées, à son histoire. Alors ce soir, j’ai décidé de m’y mettre, de me mettre à sa place et même peut-être, de la lui prendre. Je prends la place du non revenant. Je parle à sa place et à la mienne. Les deux à la fois.

Eux. Ceux qui ne reviennent pas. Après une ou deux séances, ils sont surpris, ils sont déçus, il sont énervés, ils s’insurgent. C’est quoi ces textes que j’apporte. Je me fous de leur gueule. Ce n’est pas de la littérature, c’est mal écrit, c’est moche, on n’y comprend rien. On est pas venus pour lire des textes de gens complètement détraqués, sûrement des pervers. Y’a pas assez de sentiments, c’est froid, c’est formel, on distingue pas les personnages, on voit pas où l’auteur veut en venir, y’a pas d’affect, c’est déroutant, on n’aime pas.

Là, c’est sûr, vous allez être déçus, je leur dis. Ce qui m’intéresse, c’est justement ce que vous n’attendez pas, ce dont vous ne voulez pas, ce que vous ne connaissez pas. C’est tellement plus facile avec du déjà lu, plus confortable, plus sûr. Mais ici, on va pas se mettre dans le confortable, c’est pas bon pour l’écriture, on va choisir des textes et des positions d’équilibre instable, c’est dans l’instabilité qu’on va provisoirement s’installer.

Eux. On est pas venus pour écrire des trucs bizarres. On est pas venus pour exposer notre intimité. Ce qu’on aime c’est la littérature et la littérature ça raconte des histoires. Nous, on a envie d’en raconter aussi. On a plein d’imagination. On regorge d’idées, on a des amorces, des débuts, des situations, il s’agirait juste de nous donner un petit coup de pouce pour mettre ça noir sur blanc. Nous ce qu’on attend, c’est juste le coup de pouce.

Là, c’est sûr, vous allez être déçus, je leur dis, ça ne va pas convenir. Ici, on ne raconte pas, ici on écrit. Ici, on ne dit pas ce qu’on pense, on dit ce qu’on ne pense pas, ce qu’on ne savait pas qu’on pouvait penser avant de l’écrire. Ici, on n’invente pas, du moins dans le sens qu’a le mot aujourd’hui, on réitère, on répète, on reformule, on recommence, on ressasse.

Eux. On est pas venus pour se prendre la tête, on a pas envie de revenir sur notre propre histoire, nos origines, notre corps, notre famille tous ces trucs-là. Ça on connaît, ça nous intéresse pas. Nous, on est venus justement pour sortir de nous-mêmes. On est venus pour la fiction, pour l’imagination, pour l’invention, pour l’évasion.

Là, c’est sûr, vous allez être déçus, je leur dis. Ça ne va pas convenir. Parce qu’on va travailler avec votre matériau propre, et votre matériau propre c’est le matériau de l’intime. On va essayer de découvrir des choses qu’on ne connaissait pas en maniant la langue comme une lampe-torche. On va aller dans les zones obscures, non pas celles qui sont cachées mais celles qu’on a même pas pris la peine d’éclairer parce qu’on pensait que c’était pas utile ou pas beau à voir. On va essayer de braquer notre lampe sur des endroits à la fois très familiers et inconnus, en tout cas on va prendre la peine de s’éclairer soi-même et si ça marche ça nous fera voir les choses autrement.

Eux. Vos histoires de lampes-torches, c’est du bidon. On veut pas descendre à la mine. Nous ce qu’on veut, c’est apprendre les méthodes, les moyens pour écrire avec légèreté, avec des mots qui résonnent, on veut écrire bien, on veut avoir une belle langue, voilà ce qu’on veut, rien d’autre.

Là, c’est sûr, vous allez être déçus, je leur dis. Les moyens, les méthodes, je ne les connais pas. Je vais juste commencer avec vous à oublier ce que j’ai appris, je vais juste entrer dans cet oubli en donnant à l’oubli un autre sens que la perte, je vais penser l’oubli comme une manière d’entrer dans un puits ouvert sur mille possibles que vous ne soupçonniez pas avant et que petit à petit – si ça marche, ça ne marche pas toujours – vous allez découvrir. Je vais juste avec vous ouvrir les portes de chez vous.

Eux. Les puits, les lampes, décidément, ça vous occupe. Nous on veut pas étouffer, on veut être à l’air libre. Et aussi, les portes de chez moi, c’est pas vous qui allez les ouvrir. De quoi vous vous mêlez. Ça ne vous regarde pas. Ouvrez les portes de chez vous, si ça vous dit. Que chacun balaye devant sa porte. Votre indiscrétion, votre manière insidieuse d’entrer dans nos vies contre notre gré, c’est détestable.

Là, c’est sûr, vous allez être déçus, je leur dis. Je ne vous force à rien, je ne vérifie rien, je suis votre geste, je le regarde, je l’écoute, je l’accompagne, j’essaye avec vous de voir quel est exactement ce geste et comment l’accomplir, le préciser, ça n’a rien à voir avec votre biographie, la biographie elle est pour vous, pas pour moi, c’est vous qui savez quelle liberté vous prenez ou ne prenez pas par rapport à elle, moi je ne sais pas.

Eux. Vous restreignez, vous ne voyez pas les choses en grand alors que la littérature elle sert à voir en grand, elle ouvre les espaces, c’est un truc d’envergure, il faut penser la littérature du côté de l’épique, il faut être ambitieux.

Là, c’est sûr, vous allez être déçus, je leur dis. On ne va pas s’entendre. Parce qu’ici, on va chercher dans les choses petites, dans les expériences banales, dans notre vie quotidienne, on va chercher comment faire de ce quotidien un tracé, on va chercher à tracer, c’est déjà pas mal.

Eux. Mais raconter quand même, raconter, y’a que ça qui emporte, moi c’est ce que je veux, je veux devenir écrivain, je veux raconter des histoires.

Là, c’est sûr, vous allez être déçus, je leur dis. Ici, on ne devient pas écrivain, on fait, on s’y met, on y va. je ne vais pas vous apprendre à inventer. je ne vais pas vous apprendre à raconter. Tout ça, vous l’apprendrez sans moi.

Eux. Alors on a pas besoin de vous.

Non. Vous n’avez pas besoin de moi.

(Olivia Rosenthal)

19 février 2008
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