Laure Gauthier | Les monologues de marie (deux séquences filmiques) | 1
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L’usage du casque est conseillé pour l’écoute (afin de restituer le travail sur la spatialisation de la voix)
Musique et images : jean-Marc Chouvel, voix de Laure Gauthier avec la collaboration de Pierre de Tregomain
« Cette île m’arriva. Non pas une île, mais deux îles, marie weiss rot et marie blanc rouge, ou plutôt deux langues que sépare une zone neutre, intermédiaire, entre l’île et le rivage opposé, entre la langue allemande et la langue française. D’abord écrit en allemand par Laure Gauthier, marie weiss rot a été traduit en français à deux, avec Laurent Cassagnau. Mais, c’est plutôt le mélange des deux langues qu’il faudrait retenir, car marie pense en français lorsqu’elle parle allemand et inversement pense en allemand lorsqu’elle parle français. Chacune des deux langues précède l’autre consécutivement. Il n’y a pas une langue de naissance, mais deux langues : chaque fois qu’une voix crie en elle, dit marie, c’est une voix venue de l’autre langue, « un chant dépourvu de racines », qui traverse les couloirs de la poésie. Ceux qui n’ont pas de poésie dialectale, enracinée dans le lieu de naissance − marie les appelle ses « frères de couloir » − parlent une langue III, non une langue hybride qui serait composée à partir des deux autres, mais une troisième qui n’est ni l’une, ni l’autre, une langue neutre qui naît de l’écart entre les deux langues : l’île absente, sonore et colorée. » (marie weiss rot / marie blanc rouge, 2013, p. 10-11).
Le travail avec le compositeur Jean-Marc Chouvel a permis d’aller plus avant dans cet « espace entre les langues », pour habiter cette « île absente, sonore et colorée » dont parle Gilles Jallet. Nous avons voulu créer à deux une architecture poétique et prolonger les nervures du texte en son et en images. Ces allers et retours entre l’allemand et le français créent dans la version écrite des espaces « blancs », où le lecteur est en roue libre, des lieux intacts en nous qui permettent de réarticuler une nouvelle syntaxe. Le film réalisé par Jean-Marc Chouvel reprend ce jeu d’écart entre les langues. Pas seulement entre la langue allemande dite et les sous-titres en français mais aussi dans les liens quasi organiques, les tensions qui s’articulent entre la voix, la musique (instrumentale et électroacoustique) et l’image filmique. « Ecrire entre les langues donc » comme s’intitule un entretien entre lui et moi filmé en mars 2017 par le réalisateur Philippe Chapuis, publié en novembre 2017 dans la Revue Babel Heureuse 2 (https://www.gwencatalaediteur.fr).
Jean-Marc Chouvel et moi-même avons travaillé ensemble presque deux ans. Nous avons envisagé l’un et l’autre cette collaboration comme une traduction. Il était à la recherche d’images sonores et visuelles afin de pouvoir réarticuler la parole autrement tout en restant dans un corps à corps avec le texte. Au cœur du dialogue entre le cinéaste et le poète il y avait donc la question du statut de l’image (poétique et filmique) et de la langue. marie blanc rouge / marie weiss rot est certes un semblant de roman familial où quatre voix s’affrontent. Christine s’endort aux côtés du corps d’Albert qui pense à marie qui pense à Albert dont elle rêve le corps. Triste scénario éculé avec des semblants de didascalies. Mais si l’on gratte la surface du texte, on entend qu’il interroge ce que peut encore la langue et qu’il met en scène les attaques que porte notre époque à la langue poétique, au corps de la langue, à celui de marie qui tente d’écrire. Dans sa relecture du texte, Jean-Marc Chouvel a décidé de se concentrer sur le statut de la voix de marie et de ne garder que les monologues de ce personnage, d’où le titre du film « Les monologues de marie », construit en 19 séquences pour une durée de 1h50mn. Dans l’entretien filmé, le compositeur-cinéaste explique qu’il n’a pas suivi l’ordre habituel qui consiste le plus souvent à filmer des images du réel puis à ajouter une musique au montage. Il a préféré partir de la musicalité de la langue pour construire son film. Il a tout d’abord enregistré ma voix lisant le texte, trouvant là la matière première au sens strict. Il a ainsi capté le mouvement intérieur de la langue avant tout. Plutôt que de proposer une lecture de surface ou littérale de l’œuvre, il fait entendre la musique cachée sous les mots. La profération comme incantation. Tenter à partir de la diction de trouver un rythme et des couleurs. Séquencer les images à partir du flux des mots, de leur musique secrète.
En cela, il était au plus proche de l’écriture. En effet, j’avais écrit les quatre voix en fonction d’un « tempo de la pensée » propre à chaque personnage pour reprendre un concept développé par Patrice Loraux dans son essai éponyme. Jean-Marc Chouvel a, lui, pensé chaque séquence en fonction d’une énonciation particulière. Pas de déluge d’effets artificiels, mais un travail sur le flux, tel qu’il est rythmé par une langue. Il m’a enregistrée en train de lire le texte plusieurs fois, me donnant quelques instructions pour varier le rythme et la couleur. Le mouvement de la langue poétique est devenu le mouvement du film. La bouche apparaît souvent à l’image en très gros plan ou retravaillée comme simple contour ou en filigrane sur d’autres images sorties du réel. Les lèvres tracent des contours précis et justes. L’enjeu pour lui a été de rendre à nouveau sensible l’incarnation de la parole. Il dit à ce propos :
« Ici, pas de musique « rapportée », mais un écho simultané de la voix elle-même, telle qu’elle existe comme forme intime pour un poète. Pas de sprechgesang, de « chant parlé », mais la parole accueillie comme une musique. Prendre toute la consistance du son et de l’image de la voix, mais aussi de son sens, et de l’imaginaire qui se déploie dans l’écoute. Écoute des images et vision des sons. Une même matière de conscience qui se malaxe comme une langue dans un palais. Construire de cette multitude des mots et des phrases un édifice limpide qui s’adresse à la totalité sensible bien au-delà du langage. » (Jean-Marc Chouvel, in : Babel Heureuse 2, novembre 2017)
Jean-Marc Chouvel a travaillé à partir de ma voix disant le texte dans sa version allemande. Étant non germanophone, il a ainsi pu prendre la langue comme matériau musical. La version française apparaît dans les sous-titres. Le spectateur francophone est ainsi d’abord happé par la sonorité du texte en allemand avant que ses yeux ne découvrent le texte en français.
Les différents matériaux de voix ont permis de créer des profondeurs, des tensions ; parfois les voix parlent « ensemble », pour n’en former qu’une seule, d’autres fois, elles se démultiplient et dialoguent comme dans la séquence « architecture ». Parfois la musique est acoustique, comme le piano dans la séquence « avalanche », parfois ce sont des sons réels qui ont été captés, comme le bruit d’une corde qui tombe (dans la séquence « madeleine »). Le plus souvent néanmoins les sons, la voix et la musique sont transformés, « électroacoustiqués ». Le réel échappe mais l’œuvre est un prisme sur le réel.
Alors un film qui part de la voix. Mais les images ? Jean-Marc Chouvel a souhaité s’inscrire dans le prolongement du texte, dans ses interstices sans jamais l’illustrer, sans jamais dupliquer les images qui y sont déployées. Il a composé ainsi un contrepoint délicat, toujours renouvelé entre les images poétiques et les siennes. Il a usé pour cela d’un double matériau : d’une part, les captations de mon visage disant le texte, qui instaure un lien intime, du fait de la connivence unique qui s’établit entre le texte et l’auteur. D’autre part, il a utilisé des images qui étaient « déjà là », filmées au cours de ses voyages avant la réalisation des Monologues de marie : un stade à Rome, des images de Mestre, un premier mai à Berlin, un aéroport en Italie ou encore des paysages vus d’un train et un atelier d’artiste. Des morceaux de film laissés en déshérence au fil du temps. Il fait dialoguer ses propres obsessions visuelles (des fenêtres, des halls, des poutres, des flaques etc.) avec les obsessions de l’œuvre (le blanc, les anneaux, le mille-feuille, les couloirs…). Il n’écrit pas de deuxième histoire, pas de fiction, mais cherche à donner à l’image filmique un autre statut pour « traduire » le texte poétique. Il n’emploie pas souvent les procédés filmiques « classiques », sauf peut-être dans la séquence « albums de famille » où il filme mon visage en entier en train de lire (seule fois où le visage apparaît pleinement). La plupart du temps, il retravaille les prises de vue, les déréalise en procédant à des collages, des superpositions ou encore des découpes. Jean-Marc Chouvel cherche, comme il le dit dans l’entretien qu’il a mené avec moi en mars 2017, à « recoller les morceaux » disparates, à créer un lien intime au texte, en inventant des équivalents, des oppositions ou aussi des moments d’adhérence. Souvent, il déplace le sens par tout un jeu de langage (pars pro toto, opposition, symbolisation, contre-sens etc.), d’autre fois il choisit de coller au texte, filme la terre ou le blanc quand ils sont évoqués ou bien il créé une entaille, une échappée au sens du livre, voire une respiration figurée par un écran blanc ou noir. Émerge ainsi tout un réseau d’images poétiques qui dialoguent avec l’œuvre pas seulement dans les couleurs (le blanc est une obsession du livre et parcourt le film) mais aussi dans un jeu subtil d’écriture : ainsi les couloirs de la « poésie de couloir » sont traduits en images par des halls et des passages piétons filmés en plongée totale, tandis que le souvenir des pères disparus, ces « pères de tables de nuit », présents sous la forme d’une photo et morts lors de la Première ou de la Seconde Guerre mondiales, sont traduits par des images qui semblent provenir d’archives, en fait des affrontements du 1er mai à Berlin entre antifascistes et néonazis sous protection policière, d’autre fois des feuilles au fond d’une flaque et un fil de fer dialoguent et déplacent le propos.
Le film n’est pas fiction. Il est profération d’une parole poétique retravaillée avec des bribes de réel, comme la langue poétique retravaille la langue triviale pour y puiser à nu des images inouïes.
Laure Gauthier