Laval de Jarry ?
(La souris se mouille.)
« Le livre m’a serré de ses pinces de fer
Mieux que les mortes mains n’avaient mordu ma chair
O les lourds patins sur la glace vert enfer ! »
Alfred Jarry, Les Minutes de sable mémorial (1894).
Le TGV 8711 se lance le 10 mars à 8h.05 de Paris, gare Montparnasse, direction Laval, arrivée à 9h.41.
« Période normale », précise le billet, ça rassure. Classe 2, voiture 19, place N°52, assis « non fum. »
Alfred Jarry, dont on célèbre le centenaire de la mort (à 34 ans) est l’invitant par personne interposée, en l’occurrence François d’Aubert, le maire (UMP) de Laval : un festival de Bandes Dessinées durant le dernier week-end, avec en prime un petit concours à la clé, « Ubu Président ». Ne pas oublier d’emporter Les Minutes de sable mémorial à relire, pour faire rouler le temps en cadence sur les rails.
« Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots. Comme des productions de la nature, auxquelles faussement on a comparé l’œuvre seule de génie (toute œuvre écrite y étant semblable), la dissection indéfinie exhume toujours des œuvres quelque chose de nouveau. Confusion et danger : l’œuvre d’ignorance aux mots bulletins de vote pris hors de leur sens ou plus justement sans préférence de sens. Et celle-ci aux superficiels d’abord est plus belle, car la diversité des sens attribuables est surpassante, la verbalité libre de tout chapelet se choisit plus tintante ; et pour peu que la forme soit abrupte et irrégulière, par manque d’avoir su la régularité, toute régularité inattendue luit, pierre, orbite, œil de paon, lampadaire, accord final. » [1]
Ce livre, qui n’est pas imprimé sur papier bible, mais illustré « avec les croquis de l’auteur », dans lequel les fulgurances se succèdent, comme dans un miroir sans tain piqueté de Lautréamont, est un voyage à lui tout seul. La fenêtre du TGV mouline elle-même des pales d’éolienne en plein champ. La cornegidouille est devenue écologique !
La ville de Laval présente sa gare en travaux, et la route mène directement, en pente allègre, vers le pont de l’Europe qui franchit la Mayenne.
Au loin, le Vieux-Château et, les pieds dans l’eau, l’apparition (seulement éclairée quand c’est la période des illuminations et dépenses autorisées) de la silhouette du père Ubu en personne.
En face de l’Hôtel de ville, un totem rouge, près d’un manège, liste l’ensemble des manifestations consacrées cette année à l’écrivain, poète, et cycliste.
Il est vrai que le raidillon - rue piétonne - qui grimpe jusqu’au château où s’expose également le Douanier Rousseau permet de sélectionner ses admirateurs sincères.
Car l’escalade exige du souffle et des jarrets dévoués.
Il existe encore de vieilles maisons à Laval, le patrimoine, fût-il de guingois, est sauvegardé avec attention, et la municipalité a su conjuguer en même temps l’attrait des nouvelles technologies et l’architecture qui les symbolise.
Laval de Jarry ?
Une statue du père Ubu a ici les pieds bien sur terre, et Paul Recoursé, l’une des chevilles ouvrières de l’association 22 : Jarry 2007 !, présidée par Christian Prigent, veille de son côté au déroulement harmonieux, en cercles concentriques, des manifestations « jarryques » à Saint-Brieuc.
Comme le musée de la Perrine, la bibliothèque municipale de Laval a organisé une exposition sur l’écrivain qui permet d’admirer, notamment, des peintures et collages de Tristan Bastit, André Stas et de Christian Zeimert.
Ainsi, Alfred Jarry, « L’agité du bocal » (pas celui étiqueté célinien), est-il représenté par des manuscrits, photos et quelques récipients où marinent des formes et substances bizarres dans un succédané de formol.
Le festival de BD se déroule dans la « salle polyvalente », sorte de Zénith local où l’on peut aussi bien jouer au basket qu’étaler des stands de jeunes auteurs et dessinateurs, qui dédicacent à tours de bras leurs œuvres iconoclastes. Prochaine manifestation envisagée : une collaboration « graphique » avec la municipalité de Laval au Canada, pour resserrer les liens d’un jumelage déjà existant.
L’après-midi, c’est la grande foule. Le hall est rempli, les lauréats du concours sont récompensés par le maire lui-même, qui déploie un grand sens de l’humour et de la convivialité.
Dehors, le ciel nous rappelle qu’il dispose, en tant que peintre professionnel de fresques éphémères, d’une palette de bleus des plus subtils.
« Dans la clé du bocal ouvert, le vent souffle oblique ; c’est le son pur et liquide de l’alcool avec ses petites vagues. Et comme il m’est interdit d’allumer une flamme, je vais remplir ma mission dans l’ombre, avec un remords réel, comme qui va jeter de la berge aux profonds remous le pante qui passe. » [2]
Depuis le magnifique jardin tout proche, où se trouve échouée une ancienne embarcation du navigateur Alain Gerbault, vue panoramique sur la rivière large qui se faufile sous les ponts. A l’horizon, le TGV défile sur un ancien viaduc.
Il est alors temps de courir à la gare, et si l’on pouvait prendre, plus tôt que réservé, le train de 18h.12 ? A deux minutes près, l’affaire est dans le sac à dos ! C’était peut-être inscrit dans le destin ferroviaire de ce samedi ?
Là-bas, en amont, le maire de Laval prend le TGV vers Paris au même horaire, et sur le quai nous salue de la main.
« Je tiens le pistolet brillant comme un cierge, avec lequel je coupe en l’air des fils de la Vierge ; c’est avec le même sans doute, pour entendre leurs cris, que j’attendais les femmes et les enfants au bord des routes. Voici les deux oiseaux noirs chamarrés d’hiéroglyphes qui me font des signes. Ils font des gestes de leurs cous, des gestes fous qui incantent. » [3]
Dans les semaines qui viennent, quelques Palotins ne devraient-ils pas poursuivre leurs activités nocturnes, aidés par la lumière conspiratrice des chandelles vertes ?