Jarry dévot

(La souris s’affole.)

« Jarry, celui qui revolver. » (André Breton)

L’Amour en visites, qui vient d’être réédité dans la collection « Mille et une nuits » (N°519, 2,50 euros) n’est pas le livre le plus connu d’Alfred Jarry. Publié en 1898 chez Pierre Fort, un éditeur à la réputation quelque peu sulfureuse, il possède pourtant un charme étrange, à la fois insidieux et soudain éclatant dans ses trouvailles poétiques et dans sa mitraille littéraire.

Vous qui êtes, sans doute amer, un Jarry dévot, vous ne trouverez point dans cet ouvrage les « cornegidouilles », « Polonais » et « Palotins » habituels que vous aimez voir s’esclaffer, s’insulter, s’assembler ou s’étriper jovialement !

Les sept premiers chapitres du livre nous content les « exploits d’un jeune Don Juan » - pour citer Apollinaire, empêchant à plusieurs reprises Alfred Jarry d’en venir à certaines extrémités pétaradantes (il aimait les armes à feu, sans doute un reste de son service militaire effectué durant quelques mois en 1895 !) – qui grimpe par le chéneau chez Manette (Ses deux seins ont l’aspect de deux couvercles de boîte ronde qui n’entrent pas bien dans la boîte : il y a des choses à l’intérieur et c’est peut-être joli, à moins que ce ne soit abominable.), qui monte chez Manon, qui s’introduit chez la Vieille Dame, qui range divers ustensiles qu’on ne peut pas dire et qui n’ont pas servi, passe à l’acte chez la grande dame, empoigné par l’octuple bras de la pieuvre de la volupté, frôle la petite cousine, attaque chez la fiancée (Ne sais-tu pas que la morsure, c’est le baiser à l’état aigu ?), et se retrouve enfin chez le médecin auquel il avoue avoir constaté que le ciel était bleu-outrageux comme le fond d’une assiette de Sèvres.

Dans le chapitre VIII, La Peur chez l’Amour, on change soudain de registre : Jarry tresse un dialogue entre deux entités abstraites.

 LA PEUR.- Il y a trois aiguilles à ta pendule, pourquoi ?
 L’AMOUR.- C’est ici l’usage.
 LA PEUR.- Mon Dieu, pourquoi ces trois aiguilles ? Comme je suis inquiète…
 L’AMOUR.- Rien de plus naturel, de plus simple. Calmez-vous. La première marque l’heure, la deuxième entraîne les minutes, et la troisième, toujours immobile, éternise mon indifférence.

Patrick Besnier écrit dans sa postface qu’ici « Jarry dessine un décor qui fait songer à la peinture « métaphysique » d’un Chirico. C’est un de ses textes les plus visuels, sans doute riche de souvenirs picturaux. »

Jarry montre alors qu’il n’est pas seulement cet amuseur public, ce caricaturiste d’un ancien professeur, ce tireur de pantins et dégonfleur de baudruches (souvenir des films de Jean-Christophe Averty) ; c’est aussi un poète :

 LA PEUR.- Il ne fallait pas me dire que, dans le noir, il y a des yeux humains, et que l’infini est une pupille ; il ne fallait pas me dire que des yeux terminent en oiseaux noirs le réseau des nerfs humains, cet arbre éclaboussant la nuit de ses ramifications électriques, et dont le test d’une fulgurite serait le miroir mort. Je suis, maintenant, dans un pays où les chiens tremblent sans oser aboyer.(…)

Puis, chez la Muse :

L’immensité bleue.
L’immensité nue.
La lune est obèse et le foin sent bon !

Et là, nous voici Au Paradis ou le Vieux de la Montagne, précisément à l’endroit où la secte des Assassins tient congrès au château d’Alamout, et où Marco Polo exprime sa passion pour la princesse Belor :

 MARC-POL.- Qui a allumé le soleil et la lune comme deux lampes pour luire au loin sur les deux montagnes des deux côtés du château, pareilles à deux obeliscolychnies ?

Enfin, la dernière visite est Chez madame Ubu :

Et, par notre art sans parèdre, l’Immonde est glorifié. Portons les vases qui puisent de nos mains artistes. Identifiés à notre Œuvre, plongeons-y jusqu’à nos genoux. Les flots de l’humide et du noir déferlent sur nos cnémides. Les vapeurs de l’abîme, brune tête de démon, s’élèvent. Mais d’en haut sur nous pleure joyeuse la lumière ; et dans notre ciel est un nimbe.

Ce livre fut adressé notamment à Mallarmé, mort le 8 septembre 1898, et Jarry suivit son enterrement à vélo, s’éclairant peut-être à l’aide d’une chandelle verte.

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Quelques propos de Paul Recoursé, le 12 février

« Je m’occupe de l’association « briochine » depuis il y a environ deux ans. Elle est présidée par Christian Prigent. Certes, je connaissais l’œuvre d’Alfred Jarry pour avoir lu ses livres et les avoir grandement appréciés. Cet écrivain hors-normes est comme la matrice de nombreux courants littéraires (surréalisme, Oulipo, etc.) qui émergeront plus tard.

Quand j’étais conseiller municipal de Saint-Brieuc (fin des années 1990), là où l’auteur d’Ubu Roi a passé une partie de sa jeunesse, j’ai pu faire baptiser une place à son nom : l’Esplanade Alfred Jarry.

Saint-Brieuc est une ville qui a une certaine tradition littéraire (par exemple, Louis Guilloux est aussi du pays) et nous sommes très fiers de célébrer cette année le centième anniversaire de la mort de Jarry, le 1er novembre 1907 à Paris, au 7 de la rue Cassette, dans le 6ème arrondissement.

Vous avez vu le calendrier des manifestations de la Société des Amis d’Alfred Jarry (SAAJ) qui s’échelonnent jusque début novembre (Des Papous dans la tête, sur France Culture) : ce sera donc totalement festif, théâtral et sportif !

Cependant, je pense qu’Alfred Jarry reste assez méconnu : le Père Ubu a masqué une partie de ses autres écrits qui recèlent certainement encore un grand nombre de pépites.

Quant à votre suggestion de transporter les cendres d’Alfred Jarry au Panthéon, si elle est humoristique, elle ressemble bien à une idée pataphysique : la décision prise en haut lieu serait en ce cas vraiment hénaurme ! »

Max Ernst, Ubu Imperator, 1923.
13 février 2007
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