Le Fauteuil



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(un texte produit dans cet atelier animé par Cathie Barreau)

Le fauteuil

Il lit, le journal largement déplié, ou plutôt, il semble lire. Son fauteuil de rotin le berce doucement, le soleil qui transperce la véranda lui ferme à demi les paupières.

Face à lui, de l’autre côté de la cour, à l’entrée du jardin, Marc hésite. Il regarde.
L’homme devant ses yeux,
L’homme à l’apparence si fragile,
Son fauteuil qui se balance en silence.

Lui arrive de là-bas, du plein des bruits, des cris, de ce foisonnement lointain, si perceptible en lui.

Marc retient son pas, son regard tremble.
Autour de la véranda, un millier d’éclats de larmes scintillent sur le métal.
Il cligne des paupières, ses yeux rougis par la nuit supportent mal la brutalité de la lumière matinale. Devant l’entrée de la véranda bruissent les insectes. Ils tourbillonnent, un va et vient insensé, une danse éphémère. Certains se cognent sur la transparence des carreaux.

Marc écoute. Il perçoit le souffle tendu de sa respiration.
Avant d’arriver jusqu’au fauteuil de l’homme, il mesure l’espace de la cour à traverser.
Autour de lui, de larges feuilles de laurier luisent. Elles frémissent. Plus loin, ondoient quelques branches lourdes de fleurs blanches. Le matin d’été vibre de parfums épais.

Marc perçoit une attente, peut-être est-il observé ?
Un chat gris émerge d’un buisson, traverse la cour, vient frôler sa jambe. Il miaule, plaintif. Le regard de Marc glisse sur la cour pavée. Autour des pierres, la mousse a poussé, l’herbe aussi. Le jardin se laisse aller.
Il y a déjà longtemps que le fils est parti, songe Marc. La maison a vieilli, avec son jardin égaré loin de la cité, comme une île au calme, abandonnée.
Dans l’angle sur sa droite, le regard de Marc s’attarde sur une cabane aux planches disjointes, sûrement une ancienne remise pour les outils. Elle ressemble à ces vieux rafiots oubliés, trop rongés par le temps pour encore savoir naviguer.

Il n’y a que la cour à traverser, une marche à monter et l’homme sera à ses côtés.

Pourtant Marc ne peut se décider. Un écueil invisible l’empêche de passer.
Le vide est trop dense.

Et cet homme qui lit, qui semble lire, paisible, à demi endormi peut-être, et son journal, la nouvelle n’est pas encore dans son journal, elle ne peut pas y être.
C’est à lui seul, Marc, à lui d’annoncer.

« Tu trouveras mon père … »

Oui, comme il lui avait dit, Marc a trouvé le vieil homme occupé à se balancer, qui lit, qui semble lire. Son fauteuil oscille, se promène le long d’une sphère invisible.

Marc a chaud, sa chemise colle contre sa peau. Il sent le poids de la poussière.

Ah ! Si il pouvait être à la place de cet homme tranquille !

Vraiment ?

Il ferme les yeux. Une ombre violette.
Hier est si loin.
Hier.
Il lui semble que la nuit est revenue.
Une nuit noire et rouge et blanche aussi.
Du sang coule, trace noire engrammée dans le gris du sol bétonné de l’atelier.
Des hurlements.
Loïc, un bras, sa poitrine, lacérée.
Le ronflement de la machine qui s’amplifie.

Que dire ?

Je suis l’ami de Loïc. Cette nuit, alors que nous travaillions ensemble…
Nausée, un goût de métal, acide.

Marc s’oblige à rouvrir les yeux. Le ciel est trop bleu. Son corps vacille.
Il accroche son regard sur une fêle tige grêle, perlée de fines fleurs délicates, roses, mauves, bleu. Un pied de myosotis.

Il se souvient de la lumière dans les yeux clairs de Loïc.
Il se souvient de l’intonation joyeuse de la voix de Loïc lui annonçant, il y a longtemps déjà, que Mathilde attendait un enfant. Son regard rayonnait, il riait : tu comprends, avait-il dit, quand l’enfant sera là, cela sera facile d’aller retrouver mon père. Le vieux lui apprendra la pêche, ils iront à la rivière tous les deux, comme nous faisions le père et moi avant !
Marc connaissait la discorde qui s’était installée entre Loïc et son père, après la mort de la mère, lorsque Loïc avait choisi de partir avec Mathilde à la ville. Mathilde, une femme divorcée, plus âgée que Loïc, que le père n’appréciait guère.
L’enfant à naître retisserait le lien rompu. Marc se souvient de la douceur dans les yeux de Loïc, ce matin là, pendant qu’il évoquait l’a-venir.

Mais l’enfant attendu n’était jamais venu.
Et la vie avait passé.

Comment dire au vieux père maintenant.

Juste traverser la cour.
Quatre ou cinq pas.

Muscles tétanisés, les pieds de Marc tremblent.
Le chat gris revient, se coule contre lui, le dos du chat caresse ses mollets, sa queue l’enlace. Le char ronronne. Petite musique qui berce. Le cœur de Marc se pose.

D’un jet, il a traversé.
Le balancement du fauteuil s’est arrêté.

Françoise Soufflet

13 avril 2010
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