Le monde d’Anissa
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Aujourd’hui nous écrivons dans le CDI.
À la veille de la Saint-Valentin, quelques tables croulent sous les cœurs, les nœuds, les ballons, les tissus roses, les cartes postales de baisers et de chastes étreintes, il y a même un couple de mariés.
Sont proposés (entre autres) à la lecture Roméo et Juliette, L’Éducation sentimentale, Les Hauts de Hurlevent, Gatsby le magnifique, L’Amant, L’Adieu aux armes. Une affichette rappelle : « N’OUBLIEZ PAS DE TOMBER AMOUREUX » – c’est pour demain !
Je lis la première partie de la nouvelle de Zoyâ Pirzâd Comme tous les après-midi avant d’ouvrir le catalogue de l’exposition Max Beckmann. Nous regardons et décrivons successivement l’Autoportrait au smoking de 1936, l’Autoportrait au foulard rouge de 1917, puis deux paysages urbains de 1922, le Paysage avec usine et La Passerelle de fer.
J’insiste sur deux points complémentaires : le choix du point de vue et le choix du cadre, c’est-à-dire : de quel endroit est-ce peint ? qu’est-ce qui entre dans le cadre ?
Nous lisons ensuite la deuxième partie de la nouvelle.
La proposition est celle-ci : choisir un cadre précis (lieu, saison, heure, etc.) et décrire, raconter ce qui se déroule dans ce cadre.
Pour écrire ils se séparent, se dispersent, s’isolent, seuls, à deux, trois ou quatre, dans les différents espaces du CDI, entre les rayonnages couverts de dictionnaires, de revues, d’usuels, face à des ordinateurs éteints, près des larges fenêtres que longe une ruelle bordée de pavillons.
On ne les voit (presque) plus.
On ne les entend (presque) plus.
Ils sont arrivés avec leur fatigue, leur journée de lycéens, les devoirs à rendre le lendemain, le bac blanc qui approche, leur vie familiale, amicale, amoureuse, les voix et les rires de leurs camarades à l’intercours, leurs interrogations sur ce que nous allions leur proposer d’écrire, pour certains une inquiétude physique palpable, la découverte que ce sont les mêmes mots qu’on emploie dans la vie quotidienne et sur la feuille blanche – ce qui ne va pas de soi, de temps en temps cette question lancinante « est-ce grave si… ».
Maintenant chacun est absorbé par ce qu’il voit : un parc un mercredi après-midi, une grande place, un soir d’automne derrière une fenêtre, une plage d’été, les abords d’une gare, une tempête, un monde de trente centimètres de côté, un reflet, la vitre d’une voiture, l’espace de la sortie d’une école, un bout de ciel du haut d’une salle de classe.
Chacun raconte une histoire du monde.
Puis chacun lit une histoire. Nous entendons alors naître ces mondes - des répétitions font cadre et la succession des phrases créent les tableaux.
[…] Il pleut, je vois les feuilles tomber par ma fenêtre. Il est 18 heures, la nuit tombe tout doucement. De l’autre côté de la rue, le petit commerce du village s’arrête à fermer ses portes. Des passants, par dizaines, passent devant ma fenêtre sans même me remarquer.
Il est 18 h 17, il pleut toujours autant, mon voisin vient alors d’arriver, il gare sa voiture, il sort de sa voiture pour se diriger vers la porte de chez lui, il passe devant ma fenêtre, lui aussi, sans me remarquer.
Il est 16h30, la sonnerie de l’école retentit. Tous les élèves se bousculent. Une petite fille rousse est bousculée par son camarade de classe qui a le poignet cassé. On entend une voiture freiner.
Il est 16h30, la sonnerie de l’école retentit. Tous les élèves se bousculent. Un garçon au poignet cassé reçoit une balle en mousse sur la tête, en arrive à bousculer sa camarade, une petite fille rousse. On entend une voiture freiner.
Il est 16h30, la sonnerie de l’école retentit. Tous les élèves se bousculent. Deux jumeaux vêtus d’un bonnet rouge jouent au ballon. L’un d’eux ne rattrape pas la balle. Cette dernière heurte la tête d’un garçon au poignet cassé. On entend une voiture freiner.
Il est 16h30, la sonnerie de l’école retentit. Tous les élèves se bousculent. Un ballon lancé par deux jumeaux au bonnet rouge vient taper sur le crâne d’un élève au poignet cassé. Le ballon roulera jusque dans la rue. Une voiture arrive, s’arrête devant le ballon et freine brutalement. [Déborah]
Il pleut. La rue se vide, un homme court, il est trempé.
Les maisons frissonnent, elles n’aiment pas l’eau.
On a du mal à les distinguer, la buée rend mon champ de vision flou.
À côté du parc, j’aperçois un clochard avec son chien sous un abri, il est assis.
Il pleut, en bas c’est un vrai concert, il y a un accident, deux voitures se sont rentrées dedans. Ca a créé un embouteillage.
Le ciel est vraiment gris, on dirait même qu’il fait nuit.
À côté du parc, j’aperçois toujours le clochard avec son chien sous un abri, il est encore assis.
Il pleut. Dans la rue il y a un défilé de parapluies, à cette période il y a toujours des parapluies.
Au loin, le ciel se dégage, les beaux jours emménagent.
Un nouveau bâtiment a pris pied, de nouveaux habitants viennent s’installer.
À côté du parc, j’aperçois encore le clochard avec son chien sous un abri, il est toujours assis. [Caroline]
Je regarde à travers la plus grande fenêtre du monde. Elle fait trente centimètres sur trente centimètres à peu près, et à travers je vois le monde.
Je vois le monde. Un monde en couleurs parfois irréalistes, avec des enfants, des animaux. Tous se parlent, et des pouvoirs magiques parfois semblent mourir, mais sont toujours en vie, parce que dans ce monde, on ne meurt pas. On rit, on pleure, on joue, on [ ?]. Le mal est toujours chassé, tout est en couleurs.
Je vois le monde. Un monde où des hommes vêtus de costumes parlent avec d’étranges mots devant un pupitre accompagnés d’un verre d’eau. Il y a également des images qui font peur, où des gens pleurent, où des gens racontent leur misère. On voit la nature énervée, peut-être à cause des hommes à verre d’eau qui font des promesses non tenues.
Je vois le monde. Un monde en musique où différentes personnes chantent et dansent sur des rythmes différents. Parfois il y a des femmes pas très bien habillées qui accompagnent un seul homme bien habillé avec beaucoup de bijoux et des dents qui brillent. Ou alors il y a ceux qui se maquillent la tête avec du blanc et mettent du vernis noir et ont des chaînes de verrou autour du cou. Enfin il y a ceux qui sont simples et qui se présentent au monde habillés comme vous et moi, s’assoient avec une guitare et vous racontent leur vie en musique et s’en vont.
Je vois le monde. Un monde où tout le monde était nu. Je me suis dit : « Houlà, c’est pire que le monsieur aux dents qui brillent. » J’ai changé de monde.
En fait, j’en avais marre de ce monde, j’ai éteint ma télé, je ne suis endormie pour créer en rêve mon propre monde. [Anissa]
Le train passe et une petite fille ouvre le portail. Le pommier à droite et le poirier à gauche sont pleins de fruits, et les deux rectangles d’herbe qui séparent le jardin en deux sont verts. La petite fille s’émerveille devant ce paysage. C’est la première fois qu’elle vient dans cette maison et elle espère que ce ne sera pas la dernière.
Le train passe et une jeune femme arrive, elle ouvre la barrière blanche avec assurance. Elle jette un bref coup d’œil aux arbres et à la pelouse. La maison lui semble plus petite que la dernière fois. Elle semble avoir oublié certains détails, comme la couleur des pierres qui forment le mur, ou bien le morceau de sol brisé. En ouvrant la porte de la véranda, un bruit monstrueux de frottement de bois contre le sol se fait entendre.
Le train passe et une femme se retourne vers le chemin de fer en espérant, avec nostalgie, que le conducteur klaxonne comme quand elle était petite. La barrière s’ouvre avec difficulté. Les arbres sont pratiquement morts et la pelouse n’est pratiquement plus que de la terre. Il y a longtemps que le chemin, menant à la véranda, est recouvert de mousse. La porte en bois s’est presque brisée à cause de l’effort fait pour l’ouvrir. Seules les vieilles pierres sont restées les mêmes.
Les feuilles tombent, c’est l’automne. Accoudée devant mon thé, je perçois à l’extérieur, dans cette vaste avenue, une foule suffocante. Les femmes sont coquettes. L’une avec son long cuir qu’elle porte en cow-boy a une démarche inquiétante avec ses hautes bottes. Elle est blonde, grande, jolie mais figée. Elle jette un regard furtif dans la vitrine puis continue sur sa lancée.
Les feuilles tombent, c’est l’automne. Mon regard se pose sur un couple et leur bambin. Elle est brune, élégante et porte des lunettes de jour. Lui est blond et a l’air distrait. Leur bambin est, quant à lui, emmitouflé dans une grenouillère bleue, je suppose donc que c’est un garçon. Ils sont insouciants, leurs pas sont cadencés.
Les feuilles tombent, c’est l’automne. Je suis captivée par cet homme qui sort de ce bel immeuble haussmannien. Il est très bien vêtu. Un smoking, de qualité à première vue, révèle son statut. Il a le regard droit, il semble sûr de lui et avance à grandes enjambées pour grimper dans cette automobile dernier cri. Il démarre et part à toute allure. Voilà pour lui.
Les feuilles tombent, c’est l’automne. Je déplace mon regard qui tombe sur un groupe d’étudiants. Ils sont au nombre de cinq. Deux filles et trois garçons composent ce groupe. L’une des deux jeunes filles porte un pantalon à pince beige avec des mocassins marron. Elle porte un trois quart noir en cachemire et a les cheveux maintenus en queue de cheval négligée. Elle est de taille moyenne. A ses côtés se tient un jeune homme grand, fin et droit comme un piquet. Il porte un pantalon en lin blanc, de belles chaussures italiennes marron, une chemise placée hors de son pantalon parait sous son veston en cuir. Il lui parle avec prestance, sa main droite ne cesse de tourner sur elle-même, elle indique cela puis cela encore. Redondances interminables pour la jeune fille qui semble perdre son sang froid, ce qui se traduit par un sourire effacé et deux yeux ébahis. Elle lui tourne le dos pour parler avec son amie vêtue d’un uniforme bleu marine et des chaussettes qui lui montent jusqu’aux genoux. Elles se lancent des sourires malicieux après leur bref commérage sur leur ami. Les deux autres jeunes garçons sont négligés. Des spaghettis leur tombent sur les joues comme s’ils étaient des hommes du début du siècle. L’un tient en son sein une serviette noire et l’autre tient un sac en bandouiller. Leur discussion mêle de nombreux sentiments qui se traduisent par les expressions adoptées par chacun. Tous deux s’esclaffent de rire, tous deux reprennent leur sérieux. La vie paisible en ce début d’automne difficile. [Amira]
Je roule. Tout est en mouvement, il y a des gens un peu partout, ils sont eux aussi tous en mouvement, ils marchent, ils courent, ils roulent, tout comme moi, il y a les magasins, les bâtiments, le marché, l’environnement est en vie, il bouge.
Je roule, je me rends compte que l’environnement que je regarde depuis quelques minutes n’est jamais le même, bien que la vie reste toujours aussi intense, les gens ont tous la même attitude, j’ai l’impression que je peux tous les voir, et qu’eux essaient mais n’y arrivent pas.
Je roule, je suis assis, le fait de pouvoir voir la vie autour de moi sans qu’elle puisse me voir commence à m’amuser, les gens sont toujours aussi rapides, ceux qui mangent dans les restaurants mangent vite, ceux qui prennent le bus le prennent vite et le bus repart vite.
Je roule. Moi aussi j’avance rapidement. [Anonyme]
Le reflet – derrière le rideau de pluie solide se trouve une pièce illuminée et stérile. Un homme est étendu sur le dos. Il a deux trous rouges à son côté, une ruche blanche s’active autour de lui, le silence l’entoure.
Le reflet – un liquide rouge et visqueux s’échappe de son corps pourrissant, ses membres sont en mouvements, la douleur attaque ses nerfs et sa moelle.
Le reflet – douze coups sonnent tout proches, des feuilles desséchées viennent s’écraser, c’est la fin. Sa vie s’échappe, il est seul face à la mort. Les pas se font plus lointains, le dernier coup vient de retentir.
Le reflet – il est mort, je me tressaillir à la vue de ce corps inerte, mutilé, les ténèbres m’envahissent, une lumière au loin m’attire, elle est blanche et salvatrice. Je cours, le corps me poursuit.
Le reflet – j’atteins la lumière, elle est chaude, elle brûle mon corps et consume mon âme, ce sont des flammes.
Le reflet – je suis étendu sur le sol, la porte est fermée. L’hôpital est désert, je suis seul. [Marceau].
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