pouvons lire et écrire
Livres enclos, « Les bibliothèques idéales » de Jean-Luc Parant relèvent, dans leur manière de ne garder des livres que leur forme et leur matière, du Pense-Bête de Marcel Broodthaers. Les deux salles du Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg où sont installées une bibliothèque de livres en cire (dans une salle de la Bibliothèque des Musées) et une bibliothèque de livres en terre (dans une salle d’exposition permanente des oeuvres de Gustave Doré) se présentent au commencement comme des vies coyes, “still-life”, où les livres sont en état de repos, de quiétude et de silence.
Mais ici, les matériaux des livres qui s’assemblent, se conglutinent, se recueillent tout entier dans chaque forme ne sont pas le solde d’une édition de poèmes invendus. Le commissaire de l’exposition “Les bibliothèques idéales de Jean-Luc Parant”, conservateur de la Bibliothèque des Musées, partage avec bonheur un regard d’artiste sur les livres sans renoncer pour autant à leur lecture. Dans la salle de la bibliothèque du Musée une sélection de livres de Jean-Luc Parant écrivain côtoie l’installation de livres en cire et François-Marie Deyrolle [1] procède dans le catalogue à l’élaboration minutieuse de la liste des « cent dix-huit livres de Jean-Luc Parant ».
Les “vrais” livres et les livres faits de terre et de cire sont à la fois exposés aux yeux et retirés aux regards préconçus : « Croire en ce qu’on voit, c’est ne plus croire en ses yeux puisque ses propres yeux on ne les voit pas. Si on voyait ses yeux, on ne verrait pas » [2]
Au XVIIeme siècle les livres représentés dans les “natures mortes” sont attribut du savoir et de la sagesse mais aussi vanités.
Au XXIeme siècle les livres du “fabricant de boules et de textes sur les yeux” rendent l’univers cohérent, c’est-à-dire le “plurivers” de l’artiste, son morcellement et sa dispersion : « Au départ, je n’étais pas fait pour écrire. J’avais très peu lu. Je suis très ignorant. Simplement, j’ai été frappé par des évidences » [3]
Évidemment quelque chose trouble le regard, bouleverse l’intelligibilité des choses livresques. Des volumes (volumen) posés, disposés, composés, exposés sur les planches assemblées pour y ranger les livres conversent avec un éléphant émerveillé vagabondant en pensée sur la légèreté des boules.
Une incitation vers quelque vaste et mystérieuse échappée se diffuse des rayonnages. Des animaux qui attrapent ce qu’ils mangent, une grosse boule grise qui crache la page de titre du livre de Titi de dos et de face (certaines boules sont bibliophages), une sorte de poisson découpé dans une lettre d’amour et diverses choses écrites chuchotent [4] ensemble. La trompe de l’éléphant cherche la boule la plus tendrement humaine.
Toutes les formes mises ensemble viennent faire la bibliothèque et une main dessine une main dessinée parce que nous pouvons lire et écrire.
Des vies silencieuses, des livres comme les boules, comme les textes sur les yeux qui ne dépendent de rien d’autre que d’eux-mêmes qui sont ce qu’ils sont, des estampilles faits de matière vivante retenant l’attention des yeux lient ensemble, lisent ensemble, toutes les journées de toutes les années de la vie de l’artiste comme s’il se reconnaissait à travers ses textes et qu’il reconnaissait le monde à travers ses boules. Et comme si c’était maintenant au regardeur à reconnaître le livre.
L’indéfinissable “conscience” qui hante mystérieusement la chose matérielle du Livre ne demande rien de plus que d’accepter indéfiniment son ouverture et sa fermeture : le livre « s’ouvre et se ferme dans le temps. Il est fini, mais d’autres livres, d’autres vies, s’ouvrent chaque jour quand le vôtre se ferme ».
Quand Jean-Luc Parant déballe sa bibliothèque, il a tellement regardé de livres qu’il peut seulement montrer des yeux, des boules. Pas une boule seule, des boules multiples, plurielles, celles qu’il refait tout le temps, comme faire l’amour est refait tout le temps. Boules, Yeux et la pensée de ce que c’est qu’un livre sont inextricablement confondus.
Chaque boule est un point désœuvré du monde qui envahit Les Yeux. L’envahissement des yeux et appelle les yeux là où dans le livre ils sont aveugles, dans le prolongement de la matière, dans l’ illusion vitale du texte sur les yeux qui n’est pas encore écrit, du Livre à venir.
Pourtant les yeux qui regardent savent qu’à chaque boule une page est tournée. À chaque jour suffit sa B. ses Y. L’artiste comme l’amour écrit par Ariane Dreyfus « n’ôte pas ses mains ».
Les amoureux indéfiniment se regardent dans le visage. Ils se voient dans les yeux, ils se touchent dans les mains, ils se lisent dans les livres. Ici tous les livres viennent de faire l’amour.
Par la place donnée à d’autres yeux qui regardent les mots dans les livres, l’artiste des boules, des yeux, invente des formes de langage qui ont la forme des yeux, des boules, et fabrique une « bibliothèque idéale » qui me, que je, regarde comme un visage. La vie vaut la peine d’être visage. Le livre de quelqu’un. La bibliothèque de quelques deux personnes humaines qui se lisent dans les yeux en regardant des livres. Titi écrit des livres de « je t’aime ». J’ai le vertige (vortex, vertige, le texte de Pierre Vilar du catalogue page 42) du « je t’aime » qui n’en finit pas de chercher encore des boules, encore des textes sur les yeux.
« Je suis heureux, à soixante ans, de savoir que je suis né d’une passion et d’un amour, moi qui me demandais depuis toujours comment j’avais pu naître de ma mère et de son mari qui ne s’aimaient pas » écrit le fabricant de “bibliothèques idéales” .
“L’idéal” de la bibliothèque de Jean-Luc Parant n’est pas une liste des “meilleurs” livres. Aucune intention d’exhaustivité, d’affirmation, de certitude, pas la moindre échelle de valeurs à partir des pratiques de cet artiste, mais d’abord les métamorphoses, les instabilités des formes, des articulations, des assemblages que le livre livre au changement incesssant. Les “bibliothèques idéales” disent les choses du monde en état de chancellement et d’inconstance et la relativité de toute connaissance et de toute morale.
L’unique fonction de l’ “idéalité” alors est celle d’un langage artistique qui provoque de la présence non du sens.
Cette bibliothèque est destinée aux « âmes de pauvres » ces âmes qui ont libéré leur conscience de leur dernière infirmité propre aux saints de haut lignage qu’est le sentiment d’être la "lumière du monde" et le "sel de la terre", selon les mots de John Cowper Powys, dans L’art de vieillir.
Ainsi « le fabricant de boules et de textes sur les yeux » vit au milieu d’une quantité invraisemblable de livres. Kristel Loquet souligne ( Les trois livres de Jean-Luc Parant, catalogue page 72) que ce sont souvent ses propres livres qui existent tout près de lui et même, surtout, en plusieurs dizaines d’exemplaires « car plus il possède d’exemplaires d’un livre et plus il a l’impression de l’avoir lui-même écrit ».
En 1976 Jean-Luc Parant écrivait à Roger Laporte ( Lettre publiée dans Le Bout des Bordes 5/6 - 29 octobre 1979 ) :
je n’ai jamais acheté en tout et pour tout que 2 livres : La Planète Terre et Etoiles et Galaxies (dans la collection Marabout). je n’ai jamais lu vos livres ni ceux d’aucuns autre est-ce que cela se voit dans ce que j’écris ?
il me semble que je puis dire que je sais ce que vous avez écrit ce qui est écrit. Il me suffit souvent de me laisser tenter à lire trois lignes dans une librairie pour me sentir riche d’un savoir infini comme si à leur lecture il me semblait brusquement me souvenir du tout du livre du tout des livres
et que étrangement je préfèrerais toucher les livres comme si les touchant je les voyais
je ne les lis pas (je les entasse. depuis que j’en ai un certain nombre j’ai envie d’en avoir une infinité j’aime les livres ils sont là tout autour de moi qui m’attendent fermés que j’ouvre les yeux ils sont comme un jour en suspens un soleil qui m’attend dans la nuit que je pourrais faire surgir à tout moment. ils sont la porte de secours dans la maison mais en cas de quoi ?
Les Bibliothèques Idéales de Jean-Luc Parant sont plus que jamais interminables :
l’homme a tout oublié de la terre sous ses pieds
parce qu’il est parti à la recherche du ciel
[1] Ce lien “seulement” pour rappeler que Miroirs du Texte de Claude Louis-Combet est édité par Deyrolle Éditeur qui par ailleurs.
[3] ibidem note 1
[4] Une sorte d’ “histoire chuchotée” de la bibliothèque fait écho discret à l’œuvre de Robert Filliou auquel naturellement et entre autres artistes, le texte de Pierre Tilman du catalogue publié par les Musées de Strasbourg, “Jean-Luc Parant et ses familles” renvoie