Le présent est un endroit
Photographies de Marc-Antoine Serra
© P.O.L. éditeur, 2010.
in
Jean-Jacques Viton
Selected sueurs
Éditions P.O.L., avril 2010.
Un entretien avec Jean-Jacques Viton.
Dans un endroit, un endroit du monde, un endroit dangereux, un endroit d’attente, Carmen Hacedora tisse au présent une “chanson de toile… de Petite Philocalie.
À peine veut-on caractériser le contenu de son existence,
activité favorite du diariste toujours occupé à définir la qualité singulière de son idiosyncrasie,
à peine a-t-on dit que sa vie était ceci ou cela (heureuse ou malheureuse par exemple, monotone ou changeante)
que l’attribut menace de se retourner en son contraire.
Une vie ne saurait se réduire à un prédicat qui en exprimerait la « réalité »,
sauf à confondre caractérisation psychologique (voire caractérologique) et qualification d’une substance (la vie)
qui ne se prédique pas du tout de la même manière, si même elle se prédique tout court. »
Dominique Rabaté, Le Roman et le sens de la vie,
éditions José Corti, 2010. p. 45.
Petite Philocalie n’est plus ce qu’elle était
une fille bien
[qui] ne s’affiche pas
ne parle pas trop fort
ne crache pas par terre
ne répond jamais
est discrète
Zénon ne pratique pas l’injonction moralisatrice, il n’a pas une vue arrêtée sur la vie, il ne connaît pas les "bonnes manières" d’habiter le monde, il n’aime pas seulement Petite Philocalie pour la “beauté… de son nom.
Ça complique les choses pour Carmen Hacedora. Elle ne parvient plus à faire du fiancé un exemple d’ "amoureux de la beauté" et à favoriser ainsi dans le nom de la fiancée l’ATTRACTION du mot κάΠ»Î »Î¿Ï‚.
Kallos, pulchritudo, bellezza, Schönheit, beauté, etc. très polysémique dans toutes les langues, ce mot déjoue toute quête d’un sens unique. Le déplacement continu de ses définitions infléchit l’histoire qui ne se décline qu’au pluriel.
La Hacedora désire seulement raconter une histoire qui endigue un moment le flot de sens des choses dans un flux d’événements en VRAC.
ET PUIS LES CHOSES S’AJOUTENT LES UNES AUX AUTRES
L’amour de Zénon pour Petite Philocalie lui donne un autre amour de lui-même. Il véhicule son amour-propre en VOL. La moindre oscillation de l’altimètre éparpille ses sensations.
Le vent très légèrement de côté annule la dérive latérale.
L’appareil détourne les gros mots de l’orientation ["esthétique" et "éthique"].
Quand il dit qu’il dit : « vrai, toujours vrai, beau, toujours beau », il vire aux rires.
Ce ne sont pas des formes accommodées et aimables qui transportent Zénon. Ce qui est adapté aux circonstances : en ce moment, Petite Philocalie est incommode et méchante.
En matière d’Art de naviguer [1], Zénon ne transige pas sur la méthode. Il applique à la lettre « selected sueurs »
par exemple, quand il faut virer suffisamment pour ne pas toucher la spirale, avec une ignorance délibérée des remous accélérant la descente,
il corrige tous ses gestes
il laisse la queue à terre,
il met tous les gaz,
il repousse peu à peu le manche
– Et contre les bourdonnements d’oreille, que faites-vous ? demande Carmen Hacedora.
– J’ouvre la bouche quand j’avale ma salive.
Ce n’est pas devant la plus belle “parure… [cosmos] de Petite Philocalie que Zénon la désire le plus, c’est dans « Le jardin des mots » (Jacqueline de Romilly). Loin des charmes extérieurs de « la petite fille », il atteint des “vertus d’ordre et de convenance… [cosmos].
Le présent est un endroit du monde [cosmos].
Quand les trois sens du mot “cosmos… se répondent, Petite Philocalie surgit dans un poème.
Zénon décourage les questions. Il jubile de ce découragement au détriment de la Hacedora dont il met les nerfs en pelote en ventant les bienfaits de l’excursus.
– Excursion n’est pas randonnée,
RANDONNÉE n’est pas promenade, dit-il avec obstination.
Carmen n’est pas préparée à ce sport.
Elle n’a pas augmenté sa capacité thoracique, elle n’a pas développé sa musculature, sa frilosité ne peut être prémunie par une polaire usagée et un poncho perméable.
De plus, de tels efforts ne sont pas appropriés à l’anatomie de Petite Philocalie [qui bien sûr est de randonnée aussi].
Elles s’entraînent.
couché sur le ventre
mains à la nuque jambes tendues
soulever le plus haut possible à la fois
le haut du corps et les jambes tendues
former un arc de cercle
La marche de Carmen est rythmée, la démarche de Petite Philocalie est chancelante.
Une saute de vent annonce la venue d’un orage.
Un double écho répète deux fois les mots de deux syllabes.
– Écoute les mots du tonnerre, dit Petite Philocalie en imitant l’accent grec de Zénon : « Zé [...] Non... Zé [...] Non... » [2].
Dans un éclair, le sens du nom s’affirme dans la négation.
À cause de l’orage, les randonneuses doivent dévier du chemin.
Elles tournent en rond.
Elles se disputent pour échapper à l’anxiété.
– Ce n’est pas par tes appels que tu ramèneras ton guide sur notre déviation !
– Arrête, Carmen, de chercher des crosses à Zénon !
Petite Philocalie perd pieds dans ce MANÈGE.
Elle désire avancer carrément.
on ne manie que par contrainte
le cheval de deux cœurs
c’est un cheval échappé
amoureux comme un fou
L’amour est une force active. Zénon délivre Petite Philocalie de la randonnée et abandonne la Carmen dans un cul-de-sac.
« Enfin... Seuls ! »
Petite Philocalie et Zénon s’élèvent.
Il n’y a plus d’altitude à prendre, ils sont au sommet d’un promontoire
ils se concentrent, ils s’élancent, ils sautent
ils tombent avec sérieux [CHUTE]
assurés de ne pas faire fausse route
leur art est une variante du fil à plomb
40 kilos et le double en chute libre, air et mer.
Ils ne mesurent pas le lent-vite
la descente est incommensurable.
Le présent est un endroit dangereux
un incomparable silence
La Hacedora hésite entre grandiloquence et poncifs. Elle ignore à quelle profondeur Petite Philocalie et Zénon sont descendus : « Est-ce qu’ils s’enfoncent toujours ? ».
Elle ne sait pas combien de temps on peut rester sous l’eau sans respirer. Elle sait qu’ils ont du courage, que l’amour c’est ça-va-ça-vient et que les amoureux ne se posent pas toutes ces questions.
PLONGÉE
Petite Philocalie et Zénon se laissent engloutir très lentement, ils coulent, ils succombent, ils sont éparpillés sous la mer.
Carmen révoltée par l’éparpillement de Petite Philocalie « au milieu des poissons avec ce requin » (sic) décide de combattre Zénon et de le mettre au tapis.
BOXE
interdiction des coups au-dessous de la ceinture
interdiction des poings nus et du corps à corps
interdiction de l’étouffement et du combat au finish
À la 7eme reprise, Zénon accélère les coups. Il ne laisse pas un moment de répit à Carmen.
Campé au milieu du ring, souriant, décontracté, il nargue son adversaire au travers de son protège-dents.
Le combat sans merci enfonce les yeux de Carmen dans leurs orbites. Elle dégringole sur un crochet du gauche qui lui ouvre l’arcade droite.
Carmen est au tapis.
Petite Philocalie revient en tapinois. Elle ne supporte pas le K.O. de Carmen.
Initiée par son amie Diane aux chasses à la grande bête, cerf, daim, chevreuil, mouflon, elle se sent assez de fougue pour chasser le Zénon.
Être en CHASSE exige un plan. Elle choisit son emplacement.
Malgré le vent terrible, Petite Philocalie décoche une flèche qui perce l’abdomen.
L’air est frais, le ventre troué fume.
– Un remède… un remède… gémit Zénon.
Les femmes s’embrassent entre elles au visage.
– Aimez-moi, aimez-moi beaucoup… dites-le-moi. ! [Zénon délire]
Les femmes embrassent les cuisses.
– Les cuisses ne remplissent pas mon trou, dit Zénon [il revient à lui].
Carmen Hacedora lui dit sans MANIÈRES : « votre vie n’est pas notre vie ».
La vie de Zénon n’est pas sa vie non plus. Elle est l’instrument d’un amour contraint par des symptômes difficilement perceptibles. Un syndrome de Peter Pan peut-être ?
Carmen gagnée par des sentiments maternels soigne la blessure de Zénon. Elle l’aide à lutter contre un radical libre particulièrement virulent. Elle lui fait manger des amandes.
Zénon crache dans l’assiette de Petite Philocalie une amande déjà mâchée.
La Hacedora attrape l’assiette et la casse par terre.
Pour recouvrer un état de vigueur et de vitalité mêlé de bonne humeur et d’entrain, Zénon essaie autre chose. Par un tour de passe-passe trop long à expliquer, il métamorphose Petite Philocalie en taureau et le poème en CORRIDA.
Les culottes de torero sont difficiles à fermer. Zénon est très serré partout.
La vie avec la mort fait gonfler les jambes.
Il marche avec le taureau,
le conduit sans le brusquer,
corrige ses défauts,
l’éloigne,
le déplace,
recrée la “mariposa… :
tient la cape dans son dos, la fait passer tantôt à gauche, tantôt à droite,
se laisse faire par Pequeña Filocalia qui anticipe ses gestes.
Le petit taureau est brave et puissant. Il peut soulever Zénon d’un seul coup de corne.
Il ne le fait pas.
Rien ne vaut une belle série de passes exécutées debout.
La grosse tête noire est baissée juste ce qu’il faut
la muleta est placée
une mort rapide
ou
un coup de grâce
IL SE PRÉPARE QUELQUE CHOSE,
Petite Philocalie, Zénon, Carmen Hacedora IGNORENT QUOI.
Ils reviennent dans un lieu plus intime, dans un monde qui enferme et voile un secret.
GUERRE
autre chose
la guerre
des maisons qui pourrissent
des êtres humains qui pourissent
Les quatre cavaliers de l’Apocalypse.
Les femmes ne donnent jamais assez de tendresse à Zénon blessé par l’idée du dernier voyage dans la très petite île où le poète attrape en quelques mots une vie d’amour qu’aucun autre endroit ne mesure.
Un endroit où, découpée de profil dans le rocher, la fiancée du poète — σιγά σιγά [doucement-doucement] — attend.
Dernier TUMULTE de Carmen Hacedora : comment de tels énoncés peuvent se mettre en mots et acquérir des significations aussi bien pour Zénon que pour Petite Philocalie.
Elle sent qu’il vaut mieux ne rien dire de plus.
[1] Zénon recommande la lecture de « L’art de naviguer », d’Antonio de Guevara, traduit de l’espagnol (et annoté) par Catherine Vasseur, éd. Vagabonde. Et particulièrement la préface de Pierre Senges.
[2] sorte de paronyme signifiant « je dis non »