Mutinerie chez les daturas
“Défloraisons”. Photographies de Pierre Barès
Toutes photographies copyright Pierre Barès,
Courtesy de l’artiste.
Sabía que en remotas playas de oro
Era suyo un recóndito tesoro
Y est aliviaba su contraria suerte ;
Il savait qu’en de lointains rivages d’or
Était sien un trésor caché. Cette idée
Le consolait de son malheureux sort.
Blind Pew,
L’auteur et autres textes.
Jorge Luis Borges. L’Imaginaire/Gallimard, p.151
Pour voir clair en l’aventure Carmen Hacedora se remémore le jardin.
Tôt ce matin d’été, voilà Petite Philocalie en partance au son de la trompette des anges. Le sentier bifurque vers la plantation des daturas. Elle espère une touffe aux corolles érigées, un bosquet de verdure choisie, un microcosme, une île mystérieuse, une retraite d’artiste et des fleurs odoriférantes.
Il n’en est pas ainsi de sa vue.
Elle voit des plantes décaties non conformes à son attente : Défloraisons [1]. Ses yeux dérivent.
Les fleurs n’exposent pas “la beauté triomphante” mais quelque chose comme une mort lente.
Pourtant le mouvement organique de leur dégradation redonne naissance aux fleurs. Un récit commence : la recherche d’un trésor …• c’est là où Carmen Hacedora veut en venir …•. Treasure Island, consolation du rêve sur la réalité, c’est la revanche des fleurs fanées sur des fleurs “de toute beauté”.
Petite Philocalie reprend un sentier mille fois parcouru et Carmen Hacedora lui fait prendre la mer sur un brigantin nommé La Argentina. Elle est incapable de manœuvrer la moindre barquasse, mais aussi longtemps que souffle la brise et que le narrateur incertain est certain de sa veine, elle est toujours vivante, forte, vigoureuse et s’en tire à voguer au caprice d’une embarcation.
— Justement ! en voilà une qui agit par caprice(s) …
Un datura en jupe de faille se nomme Caprice [« faille » de faillir : laisser un manque]. Trois manques pour les deux couleurs d’un corset desséché orné de dentelles. Trois fanions violets sur une draperie jouent la tunique japonaise. Un ruban ocre indéterminé ceinture l’oripeau d’un pistil nu.
Le gynécée est obsolète.
Pas d’excuse, pas de prétexte, pas de circonstance atténuante pour une fleur sans valeur. Caprice est bannie.
Ce n’est pas l’acte de mourir qui est redoutable mais la manière.
Il y a douze ans l’artiste qui vit et travaille dans son jardin pour le moment fit un voyage au Japon. Il a vu un acteur de No se transformer sur scène. Il avait voulu photographier ces moments de métamorphose. Mais il aurait fallu leur donner « tout son temps ». Il a renoncé
« et ça revient avec les fleurs, dit-il, qui font aussi bien et elles posent. »
Là, le vent souffle en tempête et il pleut à proportion.
Petite Philocalie entrave ses pieds dans les plis de la robe de Phantastica, un autre datura en état de danse immobile. Elle se retient à la tige qui lui imprime sur l’index la tache noire [2].
Et maintenant Carmen Hacedora admire le doigt de la prédestination.
Sous l’effet alcaloïde de la fleur tout bascule et Petit Amour de la Beauté [3] tombe dans une barrique vide …• presque vide ! …• de Caprice [4].
Plaisir immédiat et durable : la photographie arrête les gestes d’ivresse les plus extravagants. Les jambes et le cœur manquent pour sortir de cet abri. [Même avec les jambes et le cœur le narrateur incertain n’en sort pas car c’est là que les choses apparaissent.]
Les choses se dessinent en effet.
Un groupe de fleurs pirates s’est retiré dans l’endroit le plus sombre de la soute où se trouve la barrique et PAB dedans. De cette place embusquée leurs paroles s’entendent. Papaver Bracteatum hisse le Jolly Roger. La rebelle Papavéracée intime l’ordre de lancer la mutinerie et de prendre le navire dirigé par le capitaine Grand Almotasim.
À ce nom, tout ce qui entoure Petite Philocalie tourbillonne dans une constellation. Celle qui ne sait pourtant pas exactement ce qu’est “défaillir” tombe dans les pommes. [Carmen Hacedora qui suit l’action avec attention dit qu’elle tombe dans le Caprice [5].]
Les fleurs aussi rêvent de boire. The flower of the flock, Long John Silver à la jambe de bois, au tricorne blanc garni de liseré violet, Capitaine Pirate obnubilé par la prémonition du trésor mène l’insurrection avec art. [Il n’a aucune arrière-pensée de l’art.]
— Il y a un trésor dans cette île, je le trouverai ! Vous ne boirez pas jusqu’à ce que je passe le mot.
— Quand ? mille tonnerres.
— Vous n’êtes contentes que lorsque vous êtes saoules ! mille tonnerres il nous faut la carte …
Et la carte c’est Grand Almotasim qui la détient en lieu sûr sur un papier cacheté. Il aime appeler les choses par leur nom, et il y a plus de trente cinq ans il baptisa ce portulan « Île au trésor ».
C’est le dessin d’une île oblongue dont la forme captive le grand capitaine. Rien ne l’émeut davantage que la béance d’une baie.
Avec latitude et longitude, sondages et toponymes, les petits golfes à l’entrée resserrée prennent l’aspect d’ailes de papillon déployées, les collines souvent pigmentées s’élèvent hors de la fente d’un cours d’eau, deux sillons réunis par des plis de commisure se perdent dans une anse pouvant être franchie grâce à l’inscription de tous les détails de navigation nécessaires pour hisser le grand foc à l’aide de la drisse quelle que soit la profondeur du fond et mener un old ship vers un mouillage certain.
Carmen Hacedora remarque le genre féminin du mot anglais signifiant “vieux navire”.
Elle ne redit pas après tant d’autres tous les rêves liés à l’île …• encore moins au trésor …• mais quand même le mythe est bienvenu quand on parle de vieilles-fleurs-perdues-au-Paradis [6] et qui plus est, se prenant pour des pirates.
Pour tout narrateur …• même le plus incertain …• qui a des yeux pour voir et trois gouttes d’imagination pour comprendre les reliefs, la carte d’une telle île est un fonds d’intérêt inépuisable.
Temps de respiration.
Carmen Hacedora contemple l’idée de la carte de l’île au trésor et anticipe le caractère des prochains épisodes de cette histoire qui se présente visiblement entre daturas et pavots.
C’est là-bas, avec tous les éléments, le soleil brûlant et le soleil voilé, les embruns et toute la lenteur du temps, le lieu même où Petite Philocalie cherche Grand Almotasim. Au moment où elle revient à elle, un autre datura dont elle ne connaît pas le nom exécute à sa façon un hommage à la Argentina [7].
D’abord dans la quasi-immobilité d’une maigre nudité, un mouvement ondoie du bosquet et s’accomplit hors des choses mesurables.
À l’écart de toute identité sexuelle définitive la fleur est Kazuo Ohno. Et tout à coup il est la Argentina. [La Argentina est aussi le surnom de Carmen Hacedora.]
La mutinerie chez les daturas a réussi d’une certaine manière, une manière de ressusciter au moins partiellement [8]. Dans le vent, dans le flux, les défraîchies dépassent les jeunes pousses : elles retiennent le regard de l’artiste.
Les mutins abaissent le pavillon noir, les fleurs mutines sont aimées.
Le pavot n’a plus que deux pétales qui tiennent on ne sait comment mais il hisse encore les couleurs. La réalité du jardin ne coïncide pas toujours avec des prévisions de jardinier. Anticiper une deuxième floraison c’est risquer l’empêcher. Un papillon s’envole de la figure de proue. Petite Philocalie croit que Grand Almotasim le regarde.
Quand la beauté voit ainsi son amant contempler l’envolée elle sait tout de lui, de la carte — et de la figure de proue. Depuis le commencement elle aime le papillon pour la raison qui le fait aimer à celui qu’elle aime.
Désormais Petite Philocalie peut rester toute seulette elle voit où elle va, loin des péripéties de la forme et du sextant. Elle sait le secret de la carte.
Premier jardin sans emphase d’un revoir proche.
[1] Une série de photographies de Pierre Barès.
Artiste, professeur de l’école des Beaux Arts de Bordeaux de 1976 à 2009.
Vit et travaille dans son jardin pour le moment.
Expositions personnelles
– CAPC 1982
– FRAC Aquitaine 1989
– Galerie Sollertis Toulouse
Chronique Diane’s Smoked Portraits.
[2] Tache annonciatrice de mort dans le monde des pirates : The black spot, chapitre III de L’Île au trésor de Robert L. Stevenson.
[3] Je rappelle que le mot grec “philocalie” signifie littéralement “amour de la beauté”. Cf. Première visite à Félicien Marbœuf. Parfois par facilité Carmen Hacedora écrit PAB, à ne pas confondre avec.
[4] Un Sauternes moins sucré, plus léger, un plaisir immédiat. Le jardin de l’artiste est dans le Sauternais.
[5] Chez Stevenson il s’agit vraiment d’un baril de pommes.
[6] Le jardin de l’artiste se trouve dans un lieu dit Paradis
[7] Greeting la Argentina. La Argentina est le nom de scène d’une danseuse de flamenco née à Buenos Aires en 1890. Kazuo Ohno, danseur du Butô, a eu la révélation de la danse en voyant la Argentina dans les années 1920. Il lui rend un Hommage en 1977 et devient lui-même un immense danseur des solitudes.
Cf. « Kazuo Ohno ou les ressources de l’épuisement »
[8] Voir Dora Garcia, « Œuvre d’art impossible n° 10 », chronique précédente.