Le récit de Mme M.
Madame M. a été institutrice pendant quarante cinq ans à Gentilly, auprès des enfants de maternelle, grande section. Elle a pris pendant soixante quinze ans la ligne SNCF Paris-Caen. Elle a pris aussi sa plus belle plume pour me raconter ce souvenir.
« C’était à l’époque des trains de nuit, quand on avait le temps d’observer ses compagnons de route et de rêver.
Ce jour-là, j’avais devant moi une petite dame (ou plutôt une demoiselle car elle ne portait pas d’alliance) on ne peut plus convenable, coiffure impeccable, lunettes teintées. Avec des ciseaux à broder, elle découpait, dans du papier transparent, des ribambelles de fleurs de lys, qui tombaient dans le sac posé sur ses genoux.
J’imaginais un professeur d’arts d’agrément, dans une institution bien-pensante, préparant des décorations pour la fête de la Saint-Louis.
À côté d’elle était assis un monsieur entre deux âges, le cheveu rare, le teint légèrement congestionné, de grosses mains qu’on devinait maladroites. Tassé dans son coin, il semblait écrasé par une douleur trop lourde pour lui. Il était vêtu et cravaté de noir, et son costume étriqué avait été reteint à la maison, comme cela se faisait alors pour porter le deuil.
J’imaginais un fils unique resté célibataire, ayant vécu auprès de sa vieille mère, qu’il venait de perdre. Il revenait sûrement de l’inhumation dans le caveau de famille en province.
La nuit arriva. Chacun essaya de dormir le mieux possible. Puis le jour se leva. Nous étions tous un peu ankylosés. Le monsieur triste eut alors un geste malheureux : pour croiser les jambes, il tira sur le devant de son pantalon et celui-ci se déchira horizontalement sur presque toute la longueur. Le pauvre homme s’écrasa encore un peu plus dans sa douleur.
À ce moment-là, la dame aux fleurs de lys sortit de son sac un joli porte épingle en feutrine et proposa à son voisin de rapprocher et d’épingler les bords de la fente, ce qu’elle fit aussitôt avec beaucoup d’adresse et de délicatesse.
Le train entra en gare. La dame fut la première à rassembler ses affaires et à sortir. Le monsieur épinglé ne bougeait pas. Sans doute attendait-il que la foule s’éclaircisse.
Ont-ils pu se retrouver sur le quai ? J’ai bien peur que non. Pourtant, ces deux-là me paraissaient bien faits l’un pour l’autre !! »
Ce jour-là, j’avais devant moi une petite dame (ou plutôt une demoiselle car elle ne portait pas d’alliance) on ne peut plus convenable, coiffure impeccable, lunettes teintées. Avec des ciseaux à broder, elle découpait, dans du papier transparent, des ribambelles de fleurs de lys, qui tombaient dans le sac posé sur ses genoux.
J’imaginais un professeur d’arts d’agrément, dans une institution bien-pensante, préparant des décorations pour la fête de la Saint-Louis.
À côté d’elle était assis un monsieur entre deux âges, le cheveu rare, le teint légèrement congestionné, de grosses mains qu’on devinait maladroites. Tassé dans son coin, il semblait écrasé par une douleur trop lourde pour lui. Il était vêtu et cravaté de noir, et son costume étriqué avait été reteint à la maison, comme cela se faisait alors pour porter le deuil.
J’imaginais un fils unique resté célibataire, ayant vécu auprès de sa vieille mère, qu’il venait de perdre. Il revenait sûrement de l’inhumation dans le caveau de famille en province.
La nuit arriva. Chacun essaya de dormir le mieux possible. Puis le jour se leva. Nous étions tous un peu ankylosés. Le monsieur triste eut alors un geste malheureux : pour croiser les jambes, il tira sur le devant de son pantalon et celui-ci se déchira horizontalement sur presque toute la longueur. Le pauvre homme s’écrasa encore un peu plus dans sa douleur.
À ce moment-là, la dame aux fleurs de lys sortit de son sac un joli porte épingle en feutrine et proposa à son voisin de rapprocher et d’épingler les bords de la fente, ce qu’elle fit aussitôt avec beaucoup d’adresse et de délicatesse.
Le train entra en gare. La dame fut la première à rassembler ses affaires et à sortir. Le monsieur épinglé ne bougeait pas. Sans doute attendait-il que la foule s’éclaircisse.
Ont-ils pu se retrouver sur le quai ? J’ai bien peur que non. Pourtant, ces deux-là me paraissaient bien faits l’un pour l’autre !! »
17 février 2011