Le retour au cocon

Le retour au cocon

(à propos de Thomas Giraud, La Ballade Silencieuse de Jackson C. Frank, éditions La Contre Allée, 2018)


Certains livres se lisent à la vitesse éclair et s’oublient aussi vite, d’autres avancent lentement dans la vie du lecteur et n’en sont pas plus existants, et puis il y a quelques livres qui restent. Au moment où vous lisez, ils restent, attention ils ne sont pas des restes même s’ils ne pourront rester en entier dans votre tête, dans votre cœur mais ils sont une telle matière qu’ils subsistent longtemps. Le livre de Thomas Giraud, La Ballade Silencieuse de Jackson C. Frank, reste donc.

Là où l’Amérique n’existe pas pour moi, en effet pas de quelconques souvenirs, n’y étant jamais allé, l’Amérique existe cependant par de multiples facettes. Parmi ces facettes, la littérature et la musique en sont deux. Ici les deux se rejoignent et créent une ambiance, une atmosphère forte, intense, l’Amérique de Faulkner, de Flannery O’Connor n’est pas loin, imbibant les situations mais pas les phrases. Les phrases sont de maintenant. Il ne s’agit pas pour Thomas Giraud d’écrire un livre avec la nostalgie d’une Amérique passée, mais dans cet écosystème de l’époque d’Elvis, de Dylan, de Simon, de faire fuir le parcours d’un personnage que certains diront malchanceux, d’autres marqué par le destin. Un personnage, Jackson C. Frank, qui monte et descend une destinée supposée, devient le cœur timide, presque simple de cette histoire. Quand on côtoie un instant des légendes, on se croit partageant leur vie, leur destin et justement de destin, il n’y en aura pas pour Jackson.

Jackson qui se construit de couleurs et de formes géométriques aspire à des cocons d’attention pour exister. La scène inaugurale de l’incendie imprègne le corps de Jackson mais aussi tout le livre. Sort-on de son destin ? A-t-on un destin ? Autant de questions auxquelles Jackson ne peut pas échapper. Peut-on s’extraire de cette Amérique ? Jackson a un rêve, mais ce n’est pas celui d’Amérique, il y est déjà, non il rêve d’Europe, un chemin inverse. Jackson s’offre tout ce qu’il veut sans compter cependant les raisons profondes proviennent de cet incendie inaugural qui continue de brûler en lui.

Thomas Giraud produit, à travers ce récit, des scènes mémorables comme l’enregistrement en studio où le cocon protecteur a besoin d’être reconstruit. Et l’auteur s’interroge alors sur ces créateurs, artistes qui n’ont pas autant de talents qu’on espèrerait d’eux. Et c’est le retour. Le retour à leur place. Un retour qui sonne le moment de la déchéance, alors comment peut-on être déchu, quand on n’a jamais été érigé. Ainsi Jackson, le déchu, à peine déçu, ou déçu et peiné, Jackson donc, côtoie la musique qui s’invente de son époque, on côtoie avec lui, Elvis et sa bonhommie, Dylan aux mélodies justes et Simon raflant la célébrité.

Jackson croise la musique de son époque et Thomas Giraud nous incite à l’écouter, sans jamais afficher un savoir encyclopédique qui pourrait faire perdre le rythme au livre car le rythme importe ou plutôt les rythmes. De ceux de la contemplation à ceux de la vitesse, l’auteur nous livre ici une partition d’une Amérique et non pas une carte postale, il la fait vivre sous nos yeux et improvise ce qu’aurait pu être la présence de Jackson dans ce monde éveillé. Et l’éveil à la littérature passe, pour lui, par l’enfermement dans une forme géométrique au-dessus de son œil, par l’enfermement dans sa cabine de bateau, par l’enfermement derrière des paravents lors de l’enregistrement, par l’enfermement de la rue, par le retour de l’enfermement de la chambre d’hôpital quelle que soit l’unité de soins, pourvu que le cocon, soit là. Et si Thomas Giraud nous révélait l’une des manières de créer, loin des clichés de l’inspiration, s’il était question de vocation musicale ou littéraire et de la continuelle recherche à ce retour au cocon.

Patrice Luchet


Thomas Giraud, La Ballade Silencieuse de Jackson C. Frank, éditions La Contre Allée 2018

Thomas Giraud sur remue.net

Patrice Luchet : Membre de BoXoN, Patrice Luchet travaille essentiellement la "publication orale", notamment lors de performances uniques établissant une relation avec le public.(biographie tirée de Tapin2).

12 mai 2018
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