Leslie Kaplan | Maurice Blanchot

Contribution de Leslie Kaplan au colloque Blanchot de Beaubourg, 11 avril 2002


Quand j’ai envoyé le manuscrit de mon premier livre, L’Excès-l’usine, à Maurice Blanchot, je lui ai écrit :
« J’ai découvert L’Espace littéraire : et j’ai été sidérée, tout ce que vous disiez de Rilke, "l’homme sans paupières", "celui qui ne peut se détourner". C’était ce que je "savais" de l’ouvrier. Scandale : l’Ouvert c’est le Poème - et l’Ouvert, c’est l’Usine - ce "nulle part sans non". Bien sûr tout est dans le quart de tour qui fait passer de l’un à l’autre _ mais de cela, je ne peux parler. »
Je pense que ce passage de « l’Ouvert, c’est l’Usine » à « l’Ouvert, c’est le Poème » a toujours été l’objet de ma question depuis que j’écris, et je pense aussi que ce sont LES MOTS de Maurice Blanchot qui ont permis à la fois que je formule les choses de cette façon et que j’avance en gardant cette question ouverte.
J’ai toujours eu le sentiment d’être écoutée par les mots de Blanchot, accueillie, écoutée, soutenue et poussée en avant.
Maurice Blanchot : sa façon précise, particulière, de parler du malheur. « Quelqu’un se met à écrire, déterminé par le désespoir »...
Douceur absolue de ce « quelqu’un », douceur qui permet de parler de cette chose brutale : le désespoir. D’en parler et de la transformer en question.

Une question qui pourrait être lancinante, torturante, et personne ne peut dire qu’elle ne l’est pas, mais en même temps elle vient d’ailleurs que de soi, d’un lieu large, général, enveloppant, et de cette façon, elle est à la fois exigente et apaisante.
Il me semble que ce qui dans les mots de Blanchot m’a aidée à poursuivre, à avancer, c’est que dans ses mots il y a toujours eu, j’ai toujours trouvé, un point d’appui possible, ce qui veut dire : toujours l’aspect double, contradictoire qui donne une dimension vivante (oui), une tension, au désespoir lui-même, qui l’interroge, justement pas en le repoussant, mais en le maintenant, en le relançant, en le transformant en autre chose.
« Quelqu’un se met à écrire, déterminé par le désespoir. Mais le désespoir ne peut rien déterminer, "il a toujours et tout de suite dépassé son but" (Kafka, Journal, 1910). Et, de même, écrire ne saurait avoir son origine que dans le "vrai" désespoir, celui qui n’invite à rien et détourne de tout, et d’abord, retire sa plume à qui écrit. Cela signifie que les deux mouvements n’ont rien de commun que leur propre indétermination, n’ont donc rien de commun que le mode interrogatif sur lequel on peut seulement les saisir. Personne ne peut se dire à soi-même : "je suis désespéré", mais "tu es désespéré ?" et personne ne peut affirmer : "j’écris", mais seulement
"écris-tu ? oui ? tu écrirais ?" »

C’est d’abord dans L’Espace littéraire que j’ai rencontré les paroles de Kafka qui m’ont tellement accompagnée à : « La consolation de l’écriture, remarquable, mystérieuse, peut-être salvatrice : c’est sauter hors de la rangée des meurtriers, observation qui est acte. Il y a observation-acte dans la mesure où est créée une plus haute sorte d’observation, plus haute, non plus aiguë, et plus elle est haute, inacessible à la "rangée" des meurtriers, moins elle est dépendante, plus elle suit les lois propres de son mouvement, plus son chemin monte, joyeusement, échappant à tous les calculs » (Kafka, Journal, 22 janvier 1922). Ici la littérature s’annonce comme le pouvoir qui affranchit, la force qui écarte l’oppression du monde, ce monde où « toute chose se sent serrée à la gorge », elle est le passage libérateur du « Je » au « 1l », de l’observation de soi-même qui a été le tourment de Kafka à une observation plus haute, s’élevant au-dessus d’une réalité mortelle, vers l’autre monde, celui de la liberté.
Il y a ce mot de Kafka, « joyeusement », et sa définition de « l’observationnel », et, les soulignant, les mots de Blanchot : « Pouvoir, force, et en même temps, aucun volontarisme, pas de "il faut", aucun triomphalisme, donc aucun rejet pour ce qui serait encore sans force, sans pouvoir, sans joie. »

Accueil, et recherche d’un chemin.

Le point de départ : le désespoir-le malheur-le mauvais infini-la mort anonyme... et en même temps toujours : ouvrir, ouvrir, ne pas en rester là.
Une élévation peut-être, une libération sûrement, qui a pris pour moi la forme d’un retournement.
Les mots de Rilke commentés par Blanchot donnaient précisément, concrètement, matériellement le malheur de l’Usine.
Ils allaient à l’essentiel, tout en restant dans « les choses ».
Pour l’ouvrier, être là, « ne pas se détourner », comme dit Rilke, être « l’homme sans paupières », comme dit Hofmannsthal, est une condition forcée, obligée, nécessaire, sans choix, c’est vivre une existence aliénée, une existence véritablement folle.
C’est-à-dire : il y avait chez Blanchot une connaissance intime du malheur, ou le malheur éprouvé comme malheur intime : c’est ce qui a eu aussi un écho pour moi et qui est il me semble la caractéristique du mouvement de Mai 68 : une contestation non pas à partir d’un savoir scientifique, d’un discours qui définissait des causes générales, exactes ou non, mais la tentative de trouver une action collective à partir de l’intime-universel.
Ce qui fait que les textes et la position de Maurice Blanchot sur « 68 », textes et position que j’ai connus seulement après-coup, m’ont toujours paru évidents, lui correspondre.

Et c’est par la lecture de Blanchot, L’Entretien infini, que j’ai lu L’Espèce humaine, le livre de Robert Antelme, qui reste pour moi exemplaire de cette exigence : saisir l’extrême, penser la mort, penser le meurtre, dans les mots même du détail, de l’intime.
Et c’est sûrement ce qui a fait un lien pour moi avec la psychanalyse l’accueil du malheur dans son intimité, et toujours en même temps 1e désir (« le désir, oui, toujours », Breton cité par Blanchot) de prendre appui sur les mots pour « sauter », pour décider de cet acte si étonnant qu’est le saut.
En somme un accueil qui sépare, qui permet de se séparer.

Et le chemin qui suit est défini par la patience.
La faute la plus grave est l’impatience (le seul péché, peut-être, d’après Kafka commenté par Blanchot), impatience qui est la méconnaissance « du bonheur et du malheur de la figuration, de cette exigence par laquelle l’homme de l’exil est obligé de se faire de l’erreur un moyen de vérité et de ce qui le trompe indéfiniment la possibilité ultime de saisir l’infini ».
L’impatience : ce mot prenait un écho particulier au sortir des années 68-70, années qui frôlaient le totalitarisme, le terrorisme. Bagarre de chacun, et à l’intérieur de lui-même, contre le discours. Image, idole, dogme, oubli du cheminement. « Vouloir l’unité tout de suite », tout ce que cela a pu engendrer, aussi, d’horreur.
Et trouver chez Blanchot le rapport entre « les mots » et une position dans la vie, une position éthique. Le « nulle part sans non » éclaire le monde comme il est éclairé, déjà depuis toujours, par lui. C’est-à-dire : la littérature pense et elle témoigne du réel. Et cette forme particulière de pensée qui est la littérature et son rapport au réel se nouent dans l’éthique de la littérature.

On retrouve le questionnement comme une façon d’être au monde, ou de saisir et de vivre le monde comme étonnement, surprise, rencontre.
Et commencement.
Blanchot m’a toujours paru tenir compte de l’enfant, l’enfant qui est toujours là, dans l’adulte, et spécialement dans l’adulte qui est passé par une enfance sans enfance (Rilke, Kafka ... ), qui a dû tellement oeuvrer pour sortir de « l’infâme bouillie originelle » (Kafka), cet enfant qui est en même temps un commencement, toujours précaire, jamais acquis :
« ...la voiture d’enfant, passant devant lui, se souleva légèrement pour franchir le seuil et la jeune femme, après avoir levé la tête pour le regarder, disparut à son tout.
Cette courte scène me souleva jusqu’au délire. Je ne pouvais sans doute pas complètement me l’expliquer et cependant j’en étais sûr, j’avais saisi l’instant à partir duquel le jour, ayant buté sur un événement vrai, allait se hâter vers sa fin. Voici qu’elle arrive, me disais-je, la fin vient, quelque chose arrive, la fin commence. J’étais saisi par la joie. »
Ce passage est au milieu de La Folie du jour, et c’est après ce moment absolu que la folie la plus folle se déchaîne.
Le commencement, le précaire.
« La parole écrite ; nous ne vivons plus en elle, non pas qu’elle annonce "hier ce fut la fin", mais elle est notre désaccord, le don du mot précaire. » (L’Écriture du désastre).

Le précaire est lié à la parole, à l’inquiétude au sein même de l’appui : les mots, au sein même de cette vie vivante des mots. La parole, si faible, si peu de choses/et pourtant, si forte, si grande/ et pourtant.
« Le langage est la vie qui porte la mort et se maintient en elle » : c’est aussi que le langage est une matière polysémique, ouverte au hasard...au jeu..., et une adresse à l’autre, mais quel autre ?
Quel langage, quelle parole - quelle écriture - faut-il pour que l’autre soit ? Cette interrogation est au cœur même de l’acte de parler, ce n’est pas une question de morale, où il faudrait se conformer à une obligation, mais d’éthique, qui définit la position du sujet parlant, écrivant, dans le monde, sa façon particulière de répondre au réel. Ce que l’on lit à travers le travail de Blanchot, c’est comment l’éthique d’un auteur est toujours à chaque fois à l’œuvre dans les formes, dans le mouvement de la pensée, le style.
Comment écrire pour que le mot soit véritablement un don, c’est-à-dire, aussi, pour que l’autre puisse le recevoir : comment écrire en dehors du discours meurtrier, du savoir fermé, de la certitude, mais aussi en dehors du bavardage vide, de la trîvialisation, qui annule l’autre aussi bien : « est-ce faire œuvre de bavardage, est-ce faire œuvre de littérature ? », s’interroge, nous interroge, Blanchot.
Le précaire : pas une occasion de pathos, parce que c’est à la fois la condition humaine, de l’être parlant, mais aussi une paradoxale exigence, le propre du bricolage moderne.

La communauté est placée sous ce signe de la communauté des amis et des livres.
L’érudition immense, si légère, de Blanchot si elle est un tel enseignement c’est que chaque œuvre est considérée d’abord en elle-même, comme rencontre, expérience, effet, jamais comme une accumulation, comme un bien à accumuler, mais donc aussi comme un événement sans garantie, toujours précaire, où vont les mots, où vont les livres...
Pour moi il est aussi lié, ce précaire, à ce que Blanchot dit de l’être juif : dispersion, exil et livre.
Une autre façon de voir, de vivre la « marginalité » qui devient une dimension universelle, un possible à l’intérieur de chacun, comme le fait d’être « juif », peut-être.

Et là, avant de conclure, je voudrais lire un poème de Paul Celan traduit par Maurice Blanchot, à la fois parce que j’ai connu ce poème dans les mots de Blanchot, et parce qu’il me paraît essentiel ici et maintenant dans les circonstances tragiques du moment d’aujourd’hui

Parle, toi aussi,
parle le dernier à parier,
dis ton dire.

Parle…

Cependant ne sépare pas du Oui le Non.
Donne à ta parole aussi le sens
lui donnant l’ombre.

Donne-lui assez d’ombre,
donne-lui autant d’ombre
qu’autour de toi tu en sais répandue
entre
Minuit Midi Minuit.

Regarde tout autour :
vois comme cela devient vivant à la ronde…
Dans la mort ! Vivant !
Dit vrai, qui parle d’ombre.

Vois comme se rétrécit le lieu où tu te tiens
Où veux-tu aller à présent, toi en défaut d’ombre, où aller ?
Monte. En tâtonnant, monte.
Plus mince, plus méconnaissable, plus fin
C’est ce que tu deviens, plus fin : un fil,

le long duquel elle veut descendre,
l’étoile
pour en bas nager, tout en bas,
là où elle se voit
scintiller : dans le mouvement de houle
des mots qui toujours vont.

Tenter de penser la pensée des mots, leur réel, dans l’exigence d’une recherche toujours recommencée, à travers la possibilité jamais garentie de l’autre, des autres, d’une communauté, comment parler, écrire, vivre, en essayant de tenir compte de la précarité qui est d’abord le risque même de penser : c’est aussi saisir que ce que les mots transmettent, ce qu’ils peuvent transmettre, c’est la joie.

© Leslie Kaplan

16 janvier 2000
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