Liberté, égalité, fatalité / 2

Rue des panoyaux

rue des Panoyaux


Vendredi 2 avril [1]

J’entends l’aspirateur dans le couloir. Le beau Samba est revenu. J’ouvre.

— Félicitations pour votre fille.
Il débranche son lecteur de MP3.

— J’ai une photo, elle a un mois.
Je me force à regarder le cliché.

— Elle est jolie.
Étrange manie de montrer la bouille de ses enfants.

On sonne. À l’interphone, un employé de la Poste. Un colis pour moi. Il monte par l’ascenseur. J’ouvre. Il est au téléphone. Il ne me regarde pas. Il écrit sur un boîtier électronique.

— Il y a un s à la fin ?

— À la fin de quoi ?

— Rozier.

— Non.

— Signez.

Je signe. Il tourne les talons sans m’avoir regardé un seul instant. Je dis :

— Au revoir.
Avant de s’engouffrer dans l’ascenseur, il se retourne, surpris.

— Au revoir.


Mardi 13 avril

Bibliothèque des Couronnes. Assis sur une chaise, devant une table, avec un petit écriteau présentant mon projet. J’attends une heure et demie. Personne ne s’arrête. Puis une jeune fille coiffée d’un foulard regarde l’écriteau et me demande :

— Ça ne vous dérange pas que je m’asseye à côté de vous pour travailler ?
Elle est d’ici, musulmane de France. Mon écriteau ne la concerne pas.

En sortant, un des employés m’interpelle :

— J’ai entendu que vous travailliez sur un projet d’écriture. Moi, je suis né ici. En Lorraine plutôt, du côté d’Hagondange. J’aurais envie de raconter le contraire : ma découverte de l’Algérie, le pays de mes parents, quand j’avais une dizaine d’années. Moi, c’est Azzouz.


Lundi 19 avril

Un café, rue des Panoyaux. Je ne connaissais pas cette rue. Azzouz m’attend.

— Ma mère était morte. Elle avait laissé une tripotée d’enfants. Mon frère et moi étions placés dans une institution, car mon père ne pouvait pas s’occuper de tous. Un jour, il est venu nous chercher. Il ne nous avait pas prévenus. On a pris le train pour Metz, on ne savait pas où il nous emmenait. Nous avons repris un train de nuit pour Marseille et, arrivés à la gare Saint-Charles, nous avons compris : nous partions en bateau pour l’Algérie.

— Pendant tout ce voyage, ton père ne vous avait rien dit ?

— Non, et nous n’avons pas posé de questions. Là-bas, ça ne ressemblait à rien de ce que nous connaissions. C’était un village de quelques maisons. La famille en possédait deux, deux pièces en fait. L’une appartenait à l’oncle, l’autre était à mon père. On s’est installé là, sur un tapis, par terre. Les animaux vivaient tout près des hommes, nous n’avions jamais vu ça.

— C’était où exactement ?

— Dans les Aurès. Vers Sétif, Batna… On nous a emmenés aux champs. On coupait l’orge et le blé à la faux, et mon frère et moi étions chargés de ramasser les gerbes. Il faisait une chaleur accablante. Ensuite, mon père nous a emmenés dans une ville des alentours, chez notre grand-mère maternelle. Nos parents étaient cousins germains, comme ça se fait beaucoup au Maghreb. Là, ça ressemblait plus à ce que je connaissais. C’était la ville. Dans l’appartement, il y avait les commodités. L’après-midi, nous allions à la piscine municipale avec nos cousins. Et c’est là que nous avons appris le véritable but du voyage : mon père venait se remarier. Les noces ont eu lieu la semaine suivante.

— Il ne vous avait pas prévenus ?

— Non. Il a ramené sa nouvelle femme en France et nous sommes restés chez lui, c’est elle qui s’occupait de nous. Ils ont encore eu de nombreux enfants. En tout, nous sommes seize.

— Tu es retourné en Algérie depuis ?

— Non.


Mercredi 21 avril

Début de soirée à l’association Femmes relais du 20e. Brigitte, la coordinatrice, m’introduit auprès de deux animatrices bénévoles d’ateliers d’alphabétisation. Selon la terminologie de nos temps inquiétants, il s’agit d’ASL, ateliers de socialisation par le langage.

— Gilles vient pour recueillir vos récits.
J’infléchis :

— Si vous voulez, nous nous rencontrons et nous écrivons ensemble le récit de votre arrivée en France…

— Est-ce que, si je fais ça avec vous, je vais avoir des problèmes ?
Je reste une heure avec le premier groupe. On y parle français et on apprend à le lire et à l’écrire. Dans l’autre groupe, les participants parlent très mal et découvrent l’alphabet, certains ne connaissent pas encore bien le nom des lettres. Dans les deux classes, tous sont Africains. Femmes relais s’occupe de « médiation culturelle et sociale » (toujours la novlangue). Brigitte annonce qu’une séance de vaccination aura lieu sous peu.

— Ceux qui ont un carnet de santé doivent l’apporter. (Crispation dans la salle.) Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas pour la police !
Dans le groupe précédent, elle avait invité les stagiaires à s’inscrire au DILF, un examen qui contrôle le niveau de français.

— Cela peut faciliter votre demande de naturalisation. Attention, je n’ai pas dit que la naturalisation sera automatique, mais cela peut faciliter. Il faut apporter un papier d’identité pour l’inscription.

— Je n’en ai pas.

— Même de votre pays ?

— Non.


Vendredi 23 avril

Retour à la bibliothèque des Couronnes, pour restituer Une mélancolie arabe, d’Abdellah Taïa, et Méfiez-vous des parachutistes, de Fouad Laroui. J’ai à peine ouvert le dernier ouvrage qu’au bout de trois pages, il me tombait des mains. Pour Taïa, c’est autre chose. Le style est très quotidien, trop parfois à mon goût. La scène de viol du narrateur par des jeunes au Maroc, au début, est forte. Ensuite, ça tombe puis ça redevient puissant à la fin. J’ai tapé « Taïa » sur internet : interview filmée sur le site du Seuil.
« Le thème pour ce nouveau roman Une mélancolie arabe, c’est donc la mélancolie, mais aussi un corps qui tombe. Voilà. C’est le corps, le mien, qui tombe quatre fois, à travers la rencontre avec la mort, à travers une rencontre, à travers les obsessions et les névroses et surtout avec une spiritualité à la fois musulmane, marocaine, païenne, et surtout en relation avec les djinns. Donc le roman est structuré de cette façon-là : quatre moments… où je tombe. »


Samedi 24 avril

J’avais rencontré la productrice d’Anne : le musical à la bar-mitsvah du fils d’une amie.

— Vous connaissez mon spectacle ?

— Je vois très bien de quoi vous parlez. À la Maison de la culture yiddish, on vous a boycottés.

— Ah bon ? Mais pourquoi ? À la fin de chaque représentation, le public se lève et pleure.

— Quelle que soit sa qualité, il nous semble impossible de présenter un spectacle sous ce titre.

— Quand nous le repasserons, je vous inviterai pour que vous jugiez en connaissance.

Elle m’a rappelé. La troupe répète ce week-end à Paris avant de le jouer dans le cadre du Mémorial de Caen. La productrice n’a pas abandonné l’idée d’obtenir mon adhésion et me propose d’assister à une répétition. Elle n’a pas compris ou ne veut pas entendre : son projet est un impossible objet. On ne peut pas monter une comédie musicale sur le personnage d’Anne Frank, mais elle semble s’en moquer.

À la répétition, elle me présente comme un invité important, je pouffe intérieurement. Les comédiens m’accueillent d’un sourire. Le metteur en scène est une caricature. Il me rappelle un sketch de Guy Bedos et Sophie Daumier, La répétition, que j’avais joué quand j’étais étudiant.

— Ma chérie, tu ne peux pas passer la main dans tes cheveux. Ça me déconcentre !
Je repouffe. La répétition commence. Je pense à mon Bêtisier de la Shoah. Les chanteurs sont plutôt bons, le livret est un ramassis de vers de mirliton, le tout est éprouvant. La productrice s’assied à côté de moi et me commente les scènes à l’oreille, elle me souffle au visage son haleine discutable mêlée à de forts effluves de cosmétiques, tout ce que je déteste dans l’odeur d’une femme. Je tiens bon.
Le spectacle est si déplacé que je suis tenté d’accepter quand elle me propose de venir à l’une des représentations de Caen. Me vient l’envie d’aller au bout de cette indécence, d’observer quel impact ce mélo peut avoir sur une salle pleine, juste pour me faire peur, me dire que la même humanité immonde laisse assassiner ses semblables et vient à présent pleurer sur le destin chantonné d’Anne Frank. Pauvre Anne Frank (que tout le monde sur le plateau appelle Anne – normal : elle est devenue leur meilleure copine). Pourquoi la productrice se dépense-t-elle tant pour ce spectacle ? Elle me donne toutes sortes de raisons. Parce que son mari est ashkénaze et que toute sa famille a été assassinée.
Je pense :

— Est-ce une raison pour outrager leur mémoire ?
Parce qu’il faut parler aux jeunes leur langage, d’où le rappeur dans le spectacle (excellent au demeurant).

— Le journal d’Anne Frank ne suffit-il pas pour transmettre la tragédie de l’adolescente ? Le livre est un best-seller mondial, il n’a pas besoin de cette déclinaison au goût douteux.

Est-ce la proximité historique avec le drame qui rend le spectacle indécent ? La même chose avec Jeanne d’Arc ne produirait pas le même effet. Peut-être est-ce le réalisme de la production qui dérange.

Je prends congé. Je dis merci du bout des lèvres. La dame croit avoir gagné, m’avoir conquis. Ou peut-être pas : elle m’a fait voir son spectacle, moi qui n’en voulais pas, son seul but, sa jouissance.
En rentrant à la maison, j’enregistre son numéro dans mon téléphone. Nom de code : langoisse.
Elle a réussi à me coller une mélodie dans l’oreille. Je chante à Anne-Sophie, à tue-tête, en mimant la scène :

— Il y a des hommes, il y a l’amour, des femmes, il y a l’espoir.
Et je me souviens que cette femme me disait à l’oreille :

— Sur scène, le refrain sera repris par soixante choristes du chœur universitaire de Basse-Normandie.


Mardi 27 avril

Je termine Ru, le roman de Kim Thùy, immigrée vietnamienne au Canada.
Avant-dernière phrase :
« Où un pays n’est plus un lieu, mais une berceuse. »


Vendredi 30 avril

Déjeuner au Café social. Une dame a préparé le repas, André m’a invité. La dame a cuisiné une meloukhia. Les gens sont surpris que je connaisse. J’explique : une de mes cousines vit avec un Juif tunisien. J’en mangeais chez sa mère, qui habitait rue de l’Orillon. Sous mes airs de bourgeois sur son quant-à-soi, je surprends mon monde.
Deuxième étonnement : je dis quelques mots en arabe, qui me restent du temps où j’allais en Algérie, dans mon enfance, quand mes cousins y habitaient.

— La prochaine fois, c’est moi qui régale. Que préférez-vous : gratin dauphinois, ou bouillon aux boulettes de pain azyme ?



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20 octobre 2010
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[1L’intégralité de ce carnet a fait l’objet d’une lecture publique les 15 et 16 octobre 2010 au Local. Des extraits seront repris à la Maison des Métallos le 12 décembre 2010.