Liberté, égalité, fatalité / 3
Dimanche 2 mai
Abdellah Taïa encore :
— Je viens d’un pays musulman, le Maroc, où l’individu n’a pas beaucoup de liberté, ne peut pas exister en assumant ce qu’il est, mais en revanche, malgré les barrières, les frontières, les interdits, il y a paradoxalement une grande liberté de corps. Le corps peut s’exprimer, tant qu’il est dans le non-dit, évidemment, d’une façon sensuelle, sexuelle, à travers la possession notamment. Donc cette relation avec le corps qui est à la fois simple et très compliquée est quelque chose que je transporte avec moi à Paris et en Occident.
Mardi 4 mai
Cours d’alphabétisation de l’association Femmes relais 20e. Je discute avec mon voisin, un beau garçon d’une trentaine d’années.
— Dans ma famille, je suis le seul à ne pas connaître le français.
— Ah bon, pourquoi ?
— Ma grand-mère voulait me garder avec elle, alors je ne suis pas allé à l’école. Mes frères et sœurs ont tous appris le français. Et moi, après, je voulais être joueur de foot.
— Et sur le terrain, on ne parlait pas français ?
— Non. Trois ou quatre langues africaines, mais pas le français.
— Vous parlez combien de langues africaines ?
— Trois.
L’enseignante demande comment s’écrit le mot « chemin ». Les étudiants s’échinent pour l’épeler. Certains ont des difficultés à faire la différence entre les sons « che » et « je ». Au bout de dix-quinze minutes, on a réussi à écrire « chemin » au tableau. Ensuite, l’enseignante demande qui connaît la devise de la France. Une voix répond :
— Liberté, égalité, fatalité.
Vendredi 7 mai
J’essaie d’apprendre le polonais depuis quelques mois. C’est une langue très difficile. La mémoire me manque, moi qui en avais tant. Anne-Sophie apprend l’arabe. En réalité, elle prend des cours d’arabe et d’hébreu le même soir dans une association, Parler en paix. Elle sait déjà lire et écrire et connaît quelques dizaines de mots et expressions. Dans les taxis, dans les magasins, chez le coiffeur, quand elle a affaire à une beurette, à un Arabe, elle y va de son petit couplet. Ça plaît beaucoup. Les gens sont touchés qu’elle apprenne leur langue sans avoir aucune attache familiale, par simple curiosité.
Mercredi 19 mai
Femmes relais 20e. La conversation est animée. On parle d’un Pakistanais qui a tué au couteau la jeune fille qui ne voulait pas l’épouser. Les échanges se passent en français, entrecoupés de phrases dans une (ou plusieurs ?) langue africaine. J’aimerais comprendre. Pourquoi ne connaît-on pas toutes les langues de la Terre ? Je regarde les participants un à un, tous Africains. Chaque visage a sa beauté. L’un a un sourire ravageur, un autre dégage une réconfortante bonhommie. Un autre encore, avec une dent en or, dit :
— Le meurtrier n’est pas un bon musulman.
— Qu’est-ce qu’un bon musulman ?
— Celui qui fait ses prières à heures fixes.
L’enseignante, une Libanaise musulmane :
— L’attitude à l’égard des femmes n’a rien à voir avec la religion, cela devrait être le lot commun de tous les hommes.
Jeudi 20 mai
J’ai compris que je n’arriverai pas à réaliser le projet tel que Gabriel et moi l’avions défini.
Car hier un des participants m’a dit :
— On a autre chose à faire qu’à écrire notre premier jour en France. On n’a pas de papiers, on travaille des jours entiers et des fois, le patron ne nous paie pas. Quand je saurai lire, j’espère que ça ira mieux.
Du camp de Beaune-la-Rolande, il me reste une carte que mon grand-père a écrite à ma grand-mère. En français, avec des fautes d’orthographe. « A mes chers enfants Raymonde, Paulette et Jojo, souvenir de leur père du camp à partir du 14 mai 41 a ce jour. Beaune la Rolande le 1er janvier 1942. » On n’avait pas le droit d’écrire en yiddish. Parfois, on demandait à d’autres de tenir la plume, qui connaissaient mieux le français.
Vendredi 21 mai
Entendu au café social :
— Je suis né en 1945, à Constantine. À l’époque, j’étais français.
Aujourd’hui, c’est moi qui régale au repas du vendredi. Gratin dauphinois, bœuf braisé. La dame qui avait fait à manger l’autre fois n’ose pas me demander : la viande…
— Elle n’est pas hallal mais elle est casher.
— Alors c’est bon, c’est la même chose, je peux la manger.
J’ai bien réussi le gratin. Les invités se régalent. Les visages s’ouvrent. On me dit souvent que j’impressionne. J’ai du mal à l’imaginer mais je le sais, je m’y résigne. Personne ne se doute qu’à l’intérieur, je suis une toute petite chose. Aujourd’hui, je leur ai apporté ce que je peux proposer de mieux : ma générosité par la cuisine.
En sortant, prière du vendredi sur le trottoir de la rue Bisson. Des hommes en rangs d’oignons, chacun a quitté ses chaussures, un minuscule tapis devant lui. Sur le trottoir, il y a juste la place de se tenir debout, et à genoux. Pendant la prière, les commerçants juifs d’Afrique du Nord baissent leur rideau de fer : les magasins ferment pour shabbat. Rue de la Présentation, l’épicier juif polonais de la rue de la Présentation a baissé le rideau il y a longtemps, pour toujours.
Samedi 22 mai
J’ai découvert qu’il y avait des putes chinoises rue de Belleville, mais quand il s’agit d’interroger un immigré d’Asie, je me rabats sur mon ami Patrick, psychanalyste.
— Je suis né au Cambodge. Je suis arrivé en France à l’âge de six ans. Quand j’avais deux ans, mon père a fui au Laos car il ne voulait pas faire le service militaire. Ma mère et moi l’avons rejoint plus tard. Ensuite, nous avons été pris en charge par la Croix-Rouge.
— C’était l’époque des Boat People ?
— Oui. Nous sommes arrivés en France en bateau, par Calais je crois. Ensuite, on nous a mis dans un foyer pour réfugiés politiques à Wattignies, dans la banlieue de Lille. C’était des dortoirs.
— Tu t’en souviens ?
— En fait, non. C’est le roman familial. Je me souviens de l’école. Des amis et moi avions volé des bonbons et des fournitures scolaires, alors nous avons été vivement réprimandés. Je ne sais même pas comment on nous a découverts.
— Tes parents ont trouvé du travail ?
— Ma mère épluchait des chicongs.
— Tu veux dire des chicons, des endives ?
— Oui, c’est ça. Et mon père était manœuvre dans un chantier. Ensuite, ma mère a travaillé à l’usine de La Pie qui chante, alors elle nous rapportait des bonbons.
— Vous parliez quelle langue ?
— Le chinois, car mes parents sont tous les deux d’origine chinoise. Avec ma petite sœur, je parlais français mais mon père nous battait pour que nous utilisions le chinois. À l’époque, je croyais qu’il voulait maintenir une tradition linguistique, mais en fait, c’était pour comprendre ce que nous disions. C’était un homme très brutal, un voyou. Il avait engrossé ma mère à dix-sept ans et il la battait tout le temps. Elle a fait l’erreur de sa vie : lier son destin à celui de cet homme.
— Ils vivent toujours ensemble ?
— Non, ma mère l’a quitté, grâce à moi. Je l’amenais au commissariat pour déposer une main courante, mais après, mon père la persuadait d’aller la retirer. Plus tard, il a fait fortune.
— Comment ?
— Dans le trafic d’immigrés. Au début, il était passeur, il allait chercher les gens à la frontière. Ensuite, il a fait des faux papiers et il est devenu très riche.
— Il habite à Paris ?
— Non, aux dernières nouvelles, il était à Macao, avec son argent sale. Quant à moi, j’ai mis longtemps à réaliser que ma mère m’avait eue à dix-sept ans. Je disais mon âge, je disais le sien, mais je ne faisais pas la différence entre nos deux âges. Pas de connexion. Pendant très longtemps, ma mère ne m’a rien dit sur sa famille, le black-out total. J’ignorais si elle avait des frères et sœurs. L’année dernière, elle m’a présenté une dame, elle m’a dit : « C’est ma tante. » Et moi, j’ai pensé que c’était ma tante, sa sœur.
— Pourtant elle t’avait dit que c’était la sienne.
— Oui, mais en chinois, c’est…
Vendredi 28 mai
Déjeuner avec Gabriel chez Dupont, rue de Vaucouleurs. Salle de restaurant minuscule. Deux tables en terrasse serrées sur le trottoir. Menu unique à dix euros : entrée, plat, fromage, dessert, vin. Il paraît que l’on ne trouve pas moins cher. Moment agréable. Gabriel dit bonjour à au moins cinq personnes pendant le repas. Belleville.
Samedi 29 mai
Lu dans 00°216, Le Magazine des Tunisiens de l’étranger, récupéré au Café social, un article sur les épiciers arabes. Avec la création de supérettes citadines en masse par les enseignes de la grande distribution, et du fait de leur ouverture tardive, les épiciers arabes souffrent. Je découvre qu’ils sont dans leur grande majorité originaires de Djerba. On met en avant leur rôle social :
— Certains clients nous laissent les clés l’été pour arroser leurs plantes, ou se font déposer des plis car les concierges se font rares.
— Dans la rue, les gens ont moins peur car ils savent que mon épicerie est ouverte jusqu’à minuit.
Le magazine dit que la plupart des épiciers sont Djerbiens, mais si ça se trouve, il passe sous silence les autres, Algériens, Marocains, parce qu’ils ne sont pas Tunisiens.
Lundi 31 mai
Bar-mitsvah d’Ezra ce matin. J’étais moins ému que pour Simon, normal : Ezra est le second. J’étais plus décontracté, je connaissais le déroulement des choses, le rabbin m’impressionne moins. Ezra était bien : sûr de lui et assez calme. Ma tante me dit que mon oncle Joseph n’a pas osé porter le châle de prière qui appartenait à mon grand-père. Dans la mesure où la tradition prévoit que l’on soit enterré dans son talith, et que mon grand-père n’a pas eu ce privilège à Auschwitz, mon oncle se demandait s’il pouvait mettre ce châle sur ses épaules. Je réponds qu’il n’y a aucune interdiction, au contraire. Il pourra le mettre le 13 juin pour la seconde cérémonie.