Liberté, égalité, fatalité / 4
Mercredi 2 juin
Vu sur internet : on a retrouvé des pierres tombales juives à Mogielnica, Pologne. Cela s’est passé en mai de cette année. Des photographies montrent des hommes en train de soulever des dalles de pierre pavant un jardin, ils les retournent et découvrent des inscriptions en hébreu. C’est comme un cliché : les morts remontent de la terre. Qui sait : parmi ces pierres, peut-être un de mes ancêtres.
Vendredi 4 juin
Abdellah Taïa toujours :
— J’ai compris très vite que pour pouvoir avancer dans la vie tel que je le voulais moi, m’affranchir sans pour autant renier le monde d’où je viens, il était nécessaire de trahir, de ne pas suivre ce que les autres veulent, de ne pas suivre les diktats de ma famille, de mon quartier, de l’Islam, du gouvernement, et que sais-je ? Voilà… Et ce qui est à la fois intéressant et terrible, c’est que cette série de trahisons ne s’arrête pas, même quand on arrive à la terre… disons, à la terre qui se veut la terre de la liberté, la France, l’Europe, l’Occident. On se rend compte que l’image que l’on a de nous, d’un Marocain, d’un Arabe, d’un Africain est assez réduite et correspond beaucoup, malheureusement, à des clichés, et donc… cette trahison continue aussi par rapport à l’Occident.
Lundi 14 juin
La seconde cérémonie de la bar-mitsvah s’est bien passée, bonne ambiance. Ezra a assuré : il a chanté les psaumes comme il fallait, lu la Torah comme un chef. Ce garçon est à l’aise. Mon oncle Joseph met le talith de son père pour la première fois sur ses épaules. Le rabbin me demande qui va monter à la Torah. Pour moi, ce n’est pas possible car un père ne peut pas monter juste après son fils (le judaïsme est la religion de la séparation).
Le rabbin — N’y a-t-il pas un grand-père ?
Moi — Pas de grand-père juif.
— Ou un oncle ?
— Il y en a un, mais il n’est jamais monté à la Torah.
— Alors il faut qu’il monte.
Je vais voir mon oncle Joseph.
— Mais je n’y connais rien, je ne sais pas les bénédictions.
— Je t’aiderai.
Quand vient son tour, je lui fais signe, je glisse son nom au rabbin qui dit en hébreu : « Que monte Yoysef-Leyzer fils de Moyshe. » Ezra, monté juste avant, s’appelle Ezra fils de Moyshe. Normal : je porte le nom de mon grand-père, Moyshe. J’explique à mon oncle qu’il doit prendre dans ses doigts les franges au bout de son talith, les poser sur le début du paragraphe du rouleau de la Torah que le rabbin va lire, et qu’il doit embrasser ces franges ensuite, par signe de respect et d’attachement. Il s’exécute, puis je l’aide à réciter les bénédictions.
Après la cérémonie, je dis au rabbin que mon oncle portait pour la première fois de sa vie un talith, celui de son père assassiné en 1942. Il me dit :
— Vous avez fait une belle mitsvah.
Plus tard, l’oncle dira qu’il a voulu me faire plaisir, que cela ne représente rien pour lui. Je reconnais le réflexe familial. Ma mère et lui ont tant souffert étant enfants qu’ils ont besoin de se protéger de leurs émotions : la perte des parents, la vie dans Paris soumis aux rafles, puis l’année cachés en Normandie chez des paysans et le retour à Paris sans savoir si leur père et leur sœur aînée reviendraient. Joseph ajoute :
— La religion, c’est ce qui a causé mon malheur.
Je ne réponds rien, mais j’ai la sensation que quelque chose s’est un peu réparé lors de cette cérémonie. Et que Moyshe Cymbalista était présent dans cette synagogue, fief des ancêtres maternels de mon fils. Plus tard, une amie me dira qu’une de mes cousines, fille de Joseph, était en larmes au premier étage, du côté des femmes, quand son père était sur la tribune, entouré par son neveu et son petit-neveu.
Dimanche 20 juin
J’ai raté la manifestation des Chinois à Belleville réclamant plus de sécurité. Un ami m’explique :
— Les Chinois sont connus pour se promener avec beaucoup d’argent liquide, alors ils se font racketter par les petits truands du quartier. L’histoire, c’est que la manifestation a dégénéré au conflit ethnique, Chinois contre Arabes. Pourquoi ?