Liberté, égalité, fatalité / 5
Mardi 6 juillet 2010
Quand j’ai dit, à Paris, que je partais pour Varsovie, j’ai cru que je parlais de l’Enfer. La réaction la plus ridicule a été celle d’un Juif originaire d’Algérie : « Après ce qu’ils nous ont fait ! » Ou Sonia, née en Tunisie, me disant lors d’une soirée que la perspective même lui donnait la nausée. Moi, j’aime bien l’idée, et je suis bien ici, avec seulement la frustration de ne pas suffisamment connaître la langue. Mes quelques efforts pour en apprendre les rudiments ne suffisent pas : je comprends certaines choses écrites, je capte à l’oral des mots utilisés en yiddish, mais l’essentiel reste obscur.
Je donne trois heures de cours tous les matins. Une grande majorité de Polonais, je devrais dire de Polonaises, pour la plupart non Juifs. Quelques Américains. Dans ma classe d’avancés, Ady et Elik, deux étudiants israéliens inscrits à Columbia (New York). Deux étudiantes, l’une polonaise l’autre française, ont assisté l’été dernier au cours intensif que nous organisons à Paris.
Karolina, la coordinatrice de ce cours d’été, parle couramment yiddish et hébreu. Elle m’a avoué un jour qu’elle parlerait peut-être yiddish à ses enfants quand elle en aura. Ni elle ni son mari ne sont juifs.
Ce matin discussion avec Katarzyna, une étudiante débutante qui elle non plus n’est pas juive :
— Quelle est votre motivation pour apprendre le yiddish ?
— J’ai fait des recherches sur ma bourgade, Jaworzno, et j’ai découvert que de nombreux Juifs y avaient habité.
— Vous ne le saviez pas ?
— Non.
— On ne vous l’avait pas raconté ?
— On ne parlait pas de ces choses. À l’école, on étudiait la grande Histoire, pas celle de notre bourgade.
— Vous ne saviez pas que des millions de Juifs avaient vécu en Pologne ?
— Si. On parlait de Varsovie, du ghetto, de Lodz, de Lublin. Mais je n’avais pas fait la connexion avec mon lieu de naissance.
— Ensuite ?
— J’ai commencé à poser des questions. Des vieux m’ont dit : « Là vivait une famille juive. Là aussi. » Je suis allée aux archives. J’ai reconstitué des parcours, je me suis même rendue à Paris. J’ai suivi la trajectoire de gens qui sont partis au moment de la montée du nazisme.
— Ou avant ? Mon grand-père a quitté la Pologne en 1920.
— D’où ?
— De Mogielnica.
— Des Juifs sont aussi partis avant, car il y avait déjà de l’antisémitisme, et pour des raisons économiques. Ils sont arrivés en France, ils se sont installés à Belleville, à République, et sont ensuite revenus en Pologne. J’ai trouvé les traces d’une famille rue Ramponeau. On les a forcés à revenir, pour les tuer à Auschwitz, juste à côté de chez eux. Ma ville se situe à vingt kilomètres d’Oswiecim.
— Vous apprenez le yiddish pour poursuivre vos recherches ?
— Non, je les ai finies. J’ai publié une brochure sur le sujet. Le yiddish, c’est par intérêt personnel.
Mercredi 7 juillet
Visite guidée sur les traces des écrivains yiddish de Varsovie, un peu frustrante pour moi car ciblée pour des débutants. La visite commence devant l’église de Tous-les-Saints, l’un des seuls bâtiments inclus dans le ghetto à avoir survécu. Une photographie aérienne datant de 1943 montre les décombres du ghetto d’où émerge uniquement cette église. Shulem, mon ami de Paris né à Varsovie en 1918, m’a raconté que, quand il est revenu à Varsovie en 1946, après s’être réfugié en Union soviétique, il a dormi dans le quartier de Praga, de l’autre côté de la Vistule. Le lendemain, il a voulu se rendre où il avait vécu son enfance, il ne reconnaissait rien : même le tracé des rues était méconnaissable, ground zero. Il a pu vaguement se repérer grâce à cette église.
Rue Walicow : un écriteau y indique que la rue était coupée en deux par le mur du ghetto. À quelques dizaines de mètres, un graffiti monumental clame en hébreu : « Que tous les ghettos soient démantelés », et en dessous en anglais : « Free Gaza Palestine ». L’inscription me touche, à cet endroit. J’aurais vu la même à Paris, à Belleville, elle n’aurait pas produit le même effet, bien sûr. Ady m’explique qu’il a rencontré l’auteur de ce graffiti il y a quelques semaines, à New York. Il s’agit d’un Israélien, Yonathan Shapira. Il voyage dans le monde entier pour peindre ce type d’inscriptions. Des survivants lui ont intenté un procès pour profanation de la mémoire du Génocide. Je ne pense pas que le combat pour les habitants de Gaza ait besoin de ce type de parallèles pour être mené. On n’a pas de mal à trouver d’autres arguments que ces comparaisons abusives.
La visite est organisée en polonais, mais MichaÅ‚, un garçon d’une vingtaine d’années, s’est improvisé interprète en anglais. À plusieurs reprises, il me montre des rues présentant une légère déclivité et il me dit :
— Tu sais pourquoi ça monte ici ? Parce que l’on a reconstruit sur les décombres. En dessous, il y a des amoncellements de métal, de bois, de briques et de restes humains. Le jour où le bois aura pourri, les immeubles s’effondreront.
Les restes humains dont il parle sont symboliques, je suppose : Varsovie est une des plus grandes villes-cimetières qui existent. Outre les personnes déportées en partance de la ville, plus de 100 000 Juifs y sont morts dans le ghetto, et 200 000 habitants lors de l’insurrection de la ville en août 1944. J’ai vu hier un panneau qui rappelait ces victimes et, fait remarquable, ne manquait pas de rappeler les 25 000 soldats allemands tués pendant les combats. MichaÅ‚ me dit que sa mère est juive. Sa grand-mère maternelle est la seule survivante d’une famille de trente-deux personnes. Elle a sauté du train qui l’emmenait à Treblinka. Elle s’est cachée jusqu’à la fin de la guerre. Plus tard, elle a changé d’identité, a épousé un Polonais, a eu une fille qui ignorait que sa mère était juive, un grand classique national. Sur son lit d’agonie, la grand-mère s’est mise à délirer en yiddish, des voisins ont dit à la fille : « Ça, c’est la langue des Juifs. » MichaÅ‚ avait neuf ans.
— Pour ma mère, ça a été un choc, mais pour moi, être juif, cela ne représentait rien.
Et le voilà à présent dans un cours d’été de yiddish.
Jeudi 8 juillet
Aujourd’hui, j’ai proposé aux étudiants, sous prétexte de s’entraîner à la conversation, d’expliquer pourquoi ils s’étaient inscrits à ce stage intensif.
Joanna :
— J’ai suivi des cours sur le théâtre yiddish à l’université et cela m’a donné l’envie d’apprendre la langue. J’aimerais bien, d’ici quelques années, écrire des pièces en yiddish.
Une autre Joanna, catholique elle aussi, originaire d’un bourg dans le sud-est du pays, ambitionne de traduire en polonais le Yizker-bukh de sa ville natale. Après la guerre, des Juifs originaires de cette ville (ou d’une autre), installés en Amérique ou en Israël, conjointement avec des survivants de la ville, se sont coordonnés pour éditer un livre du Souvenir sur leur communauté anéantie.
— SÄ™dziszów MaÅ‚opolski était peuplée de Juifs à 70 %. Personne m’avait jamais dit qu’il y avait autant de Juifs, alors j’ai envie de savoir.
— Tu n’as pas demandé à ta grand-mère ?
— Mais ma grand-mère n’est pas de là.
Je ne pousse pas le questionnaire plus loin. Sa grand-mère a dû arriver après-guerre, expulsée par les Ukrainiens quand la Galicie orientale est devenue ukrainienne. Car c’est cela, la Pologne : une unité ethnique réalisée par déplacements de populations. On a viré les Allemands, récupéré des Polonais expulsés d’ailleurs. Les Juifs avaient été assassinés par les nazis et les quelque 300 000 qui restaient ou étaient revenus ont fini par partir dans leur immense majorité, soit par peur du communisme, soit au gré des vagues d’antisémitisme orchestrées par le régime : 1956, 1968.
Dimanche 18 juillet
Retour à Paris. Anne-Sophie m’a imprimé un article édité dans Le Temps de Genève. Le journaliste y parle des migrations, qui ont constitué notre monde. Mais pour la première fois de l’histoire, nos sociétés semblent se protéger contre les immigrants. Sur Ellis Island, à New York, l’île qui a été pendant près de soixante ans le lieu d’accueil et de contrôle des immigrants arrivés par bateau d’Europe, un musée retrace l’immigration aux Etats-Unis. Il est magnifique, clair. On sent qu’il a disposé de moyens importants. La nation est consciente de la vitalité que les immigrés ont apportée. Quelques mois avant, à Paris, j’étais allé visiter l’exposition de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, drôle de nom pour un drôle de lieu. L’exposition y est confuse. On dirait que l’on veut nous présenter l’immigration comme un magma insaisissable. Par peur de ranger les immigrés par origine ethnique, ce qui serait contraire à la doxa républicaine dans un pays où le mot communautarisme est devenu l’injure suprême, on mélange tout. Il en ressort une silhouette informe et inquiétante : l’immigré.
Lundi 19 juillet
Dîner avec Gabriel chez Valentin, rue Rebéval.
Il me dit à propos de la manifestation des Chinois :
— On a dit que deux communautés s’étaient affrontées, mais l’histoire est plus complexe. En fin de manifestation, une Chinoise s’est fait voler son sac. Les manifestants ont attrapé le voleur et l’ont amené au commissariat. Mais les policiers l’ont relâché, et les manifestants ont vu rouge. Ensuite, la situation a dégénéré entre les Chinois et la police. Ça a arrangé certains de dire que c’était Chinois contre Arabes et Noirs, mais ce n’était pas la réalité.
Mardi 20 juillet
Je rapporte un livre que j’avais emprunté à la bibliothèque des Couronnes. Paris plus loin que la France, de Ghania Hammadou. En repartant, je m’arrête pour boire un thé à la menthe à la terrasse de la Cantine, boulevard de Belleville. Une vieille habitante du quartier, mise en pli impeccable, maquillage outrancier, boit un Perrier à la table à côté. On la dirait apprêtée pour le bal. Nous échangeons quelques mots : elle est née rue de la Mare.
— Ah ben oui qu’il a changé, le quartier !
Je prends congé. Je descends la rue de l’Orillon à vélo. Je passe en trombe devant la rue de la Présentation. Décidément, je ne me souviens plus à quel numéro était l’épicier juif. Mais l’odeur de cornichon et de hareng est toujours là, dans ma mémoire.