Lucie Taïeb | À toi
oui,
c’est à toi
que je parle.
ne me regarde pas avec cet air de petite frappe
ne me regarde pas avec cet air surpris
ça ne prend pas -
ne me regarde pas
recouvert d’un drap nu au sol et sans visage.
c’est là l’endroit.
le centre persistant.
c’est à toi que je parle
ça fait un moment déjà
que je ne vois plus tes yeux
un moment que tu baisses la tête
pourtant je ne t’ai pas appris
à détourner le regard
je t’ai appris
à faire face comme un homme
à faire
ce qu’il y a à faire
sans broncher
je t’ai appris
ça m’en a coûté
ce n’est pas pour le plaisir
que j’ai étouffé le reste en toi
en moi
mais pour t’apprendre.
ne me regarde pas,
j’ai dit.
c’est à toi que je parle.
tu sais qui tu as en face de toi
tu sais à qui tu as affaire
je ne suis pas
un dégonflé
je ne suis pas non plus
un dur
je suis juste.
je t’aime justement
et droitement et roidement je t’aime
justement parce que je dois je connais
mes devoirs et je connais tes droits
tu n’en as pas sinon celui
de m’écouter
et de ne pas me regarder.
ce corps qu’il a fallu veiller
le cercueil qu’il a fallu clouer
un à un, les clous, les frères et les sœurs en marche lente autour du cercueil
il y a des quêtes qui ne mènent nulle part
si les cadavres sont muets
c’est qu’il y a une raison.
ta nuque,
ta nuque puissante et fragile, ton dos.
il n’y a qu’un seul amour
tu le sais maintenant
ça au moins tu l’auras compris
là au moins le message est passé,
de gré ou de force
d’une manière ou d’une autre
que tu l’aies voulu ou non
comme tu voudras :
le message est passé, il n’y a qu’un seul amour.
on donne à manger à la bouche qui s’ouvre
on prémâche le ver déniché au creux des brindilles
et on remplit la bouche qui s’ouvre on la remplit bien on y met
sa propre bouche
et on déverse la pitance
au fond du gosier affamé
et on repart
on retourne chercher de quoi pour la suite
on recommence.
*
la dernière fois on ne savait pas qu’il y aurait un malheur
on s’est fait surprendre
on n’était pas préparé
on ne savait pas que ça peut arriver
elle rentre tous les soirs
ou elle rentre tous les matins
ou elle finit par rentrer du moins
et un jour elle ne rentre plus ?
*
tu te bats contre ce lien
tu te déchires les veines
on ne se libère pas de son sang
on ne défait rien de l’emprise du cœur
sans y laisser un bout de chair
ici ou là
qui traîne
cet amour qu’ils nous vouent
leur indifférence
leur manière de nous délaisser
de se nourrir de nous
cette emprise
on ne s’en défait pas sans déchirer
dans un sens ou dans l’autre
il faut déchirer pour s’en défaire
on n’arrête pas de déchirer
on est insensible à chaque palier de douleur
mais la douleur invente toujours de nouveau paliers
*
à toi
ton corps tombe encore
on marche dans la rue et ton corps tombe encore
s’affale sur le trottoir sans vie
et bientôt tu es nu
et bientôt tu n’y es plus
à toi
la foule ne ralentit pas sa marche
tandis que les corps tombent la foule ne ralentit pas
elle s’ouvre pour éviter l’obstacle et se referme comme une mer
la foule ne ralentit jamais
les corps indistinctement tombent
les balles sont silencieuses car il n’y en a pas
indistinctement les corps s’affalent
sur le trottoir
et se dénudent
des mains expertes et invisibles
et se recouvrent
de draps blancs
à la nuit la rue est vide sinon de ces corps sans vie
à même le sol
recouverts de draps blancs
le lendemain ils n’y sont plus
avec l’aube, le même mouvement
la même marche d’une foule
et son corps pourrait être le mien
n’était le souffle, le sang.
un prochain jour
– c’est une promesse –
un prochain jour je serai des vôtres.
*
à toi,
c’est à toi que je parle
ton corps en vie
ton corps sans vie
tu as les yeux sans vie
le sang s’est figé dans mes veines
je ne t’avais plus vu
nu
depuis longtemps
je ne savais pas ce que tu étais devenu
je suis surpris
c’est à toi
que je le dis
je ne vois personne d’autre
tout cela me surprend
ton absence me surprend
je suis très étonné
c’est à toi
que je le dis
et comme je le dis
et te regarde
et ta bouche à moitié close
cette absence de tenue qui ne te ressemble pas
je me demande
je te demande
est-ce bien à toi que je parle ?
*
nous avons appris à ne plus attendre ton retour
cela a pris du temps surtout pour ton fils
ton fils a toujours cru que tu reviendrais
il pensait sans doute qu’une mère
qui est une femme respectable
ne disparaît pas ainsi
ton fils a toujours eu des idées arrêtées
nous avons même appris à vivre sans toi
et nous avons laissé disparaître ton empreinte
sur les objets
tes cheveux sur l’oreiller
ton corps dans le canapé
dans le lit
ton corps
près du mien
je ne prétends pas avoir réussi
je ne suis pas fier de cet oubli
je te dis simplement
nous avons laissé faire
nous y avons été contraints
nous avons dû accepter l’idée que tu ne reviendrais pas
nous avons appris à ne plus attendre ton retour.
même si je savais-
je peux te l’avouer maintenant
qui d’autre me croira ?-
que tout cela n’était qu’un jeu cruel
une épreuve qu’il faut franchir en courbant l’échine
en ne se rebiffant jamais
en faisant semblant d’y croire
je savais que tu n’étais pas partie pour de bon
je savais que tu allais revenir.
*
je t’ai nourri
je t’ai soigné
je t’ai lavé
je t’ai nourri
un père seul avec son fils
je t’ai embrassé
je t’ai consolé
je t’ai caressé
je t’ai embrassé
je t’ai appris
à ne pas mentir
à ne pas tricher
à ne pas voler
à ne pas faiblir
je t’ai appris
qu’il n’y a qu’une seule loi
qu’un seul amour
qu’il n’y rien d’autre
qu’il n’y a rien dehors
il y a seulement ici
toujours ici
toi et moi ici
un seul amour
une seule voix
une seule loi.
un fils seul
avec son père.
deux n’est que trois où tu manques
comme tu as changé.
Lucie Taïeb vit à Paris, écrit et traduit de la poésie - publications en revue papier et numériques, retors.net, (feue) action restreinte, Ce Qui Secret, chroniques errantes et critiques ( de l’atelier de l’agneau), et plexus, le site de Mathieu Brosseau... Elle a traduit le poète autrichien Ernst Jandl, recueil à paraître à l’atelier de l’agneau.
Lucie Taïeb sur remue.net