Dominique Hasselmann | Loup-garou des songes
À travers le pare-brise de la voiture, je pilote une véritable steadycam et le travelling devient de plus en plus chaloupé. La souplesse des mouvements m’accroche : le paysage se maintient en place et m’évite de sortir du cadre.
Les arbres se courbent comme des fuseaux horaires.
Le défilement est rapide (même si l’on respecte les limitations de vitesse), course avec les bibendums célestes sans aucun gagnant sur terre.
Des pointillés blancs nous indiquent là où les manques se trouvent : l’asphalte joue alternativement de ces successions qui hoquètent silencieusement.
Il semble que tout le monde se précipite dans la même direction, grande fête, tirage au sort, décapitation en place publique ?
« L’attraction passionnée », Charles Fourier l’a décrite dans Le Nouveau monde amoureux (1816, publié en 1967) : Des Harmonies polygames en amour, édition établie et préfacée par Raoul Vaneigem, Rivages Poche, 2003, pages 184-185) :
« Lorsqu’un Tourbillon est bien équilibré, lorsque son clavier général des caractères est bien régulièrement assorti en toutes espèces de touches, il arrive que les polygynes ont fréquemment dans leurs amours cumulatifs un assortiment analogue à leurs dominantes, le tétragyne Henri IV aimera en alternat ou en phase de papillonne quatre femmes ayant chacune pour dominante l’une des quatre dominantes de Henri, puis il aimera en pivotale une polygyne de son degré. Ces proportions semblent indifférentes en mécanisme civilisé ; elles sont de grand prix en harmonie sous le rapport d’intérêt, etc., car le Tourbillon bien équilibré en affaire d’amour le sera de même en attraction industrielle et ses produits seront d’autant supérieurs à un Tourbillon de même terrain qui serait mal équilibré en clavier général de caractère et de sympathie. Toutes les branches de l’harmonie tiennent l’une à l’autre et il faudrait répéter ce que j’ai dit à l’antienne de 9e section sur les liens de l’harmonie amoureuse avec l’harmonie industrielle et productive. »
Fourier, fou à lier !
Un baiser est l’affleurement longtemps salivé : papillon, là aussi, furtif et sitôt posé, sitôt envolé ; on vit vraiment sans filet. Dans l’habitacle, à ma droite, tes genoux ronds gênent la concentration nécessaire à une conduite irréprochable. Les voitures munies d’une seule place correspondront enfin au principe de précaution : ni passager, ni conversation, ni autoradio, ni cendrier, ni téléphone ou iPod , ni détecteur de radars puisque la « pédagogie » nous surveille.
La luminosité obéit au couvre-feu. Le bruit du moteur est un oreiller, je repense à celui du petit lit de Proust à Illiers-Combray.
Des images de vent et de sable viennent à ma rencontre, les éléments se mélangent, je ne sais plus lequel porte l’autre. La mer nous attend comme une oasis dernière.
– Sais-tu bien nager au moins ?
– Oui, je crois, j’aime surtout faire la planche, me laisser flotter sans bouger ni les bras ni les jambes, comme une pieuvre reposée, et puis regarder le ciel comme si j’étais sa moitié, son quart, ou une infime parcelle de l’étendue.
– Liquide amniotique ?
– Retourner dans ce qui n’est pas, semble-t-il, mémorisé, notre bain d’origine, mais j’en garde en moi comme une trace non imprimable.
Le paysage grandiloquent, tandis que nous roulons sur l’autoroute maintenant nocturne, s’estompe, s’évanouit : le loup-garou des songes est à l’affût.
La caresse des souvenirs se love insidieusement, sa voix mélodie susurre des contes et sonates, parfois il arrive que nous pensions à la même chose : un film 8 mm Kodak, de la neige et les doigts gourds sur le déclencheur de la caméra, la colleuse ensuite, ces fenêtres minuscules de pellicule (attention à la brûlure du projecteur !), et des séquences muettes qui ne nécessitaient ni paroles ni commentaires.
Je repense à ce titre d’un ouvrage de Freud, L’Avenir d’une illusion (1927) et je le mets en parallèle avec le livre d’Althusser, L’Avenir dure longtemps (1993) : déflagration de ce qui voudrait peut-être dire, de manière dialectique : L’illusion dure longtemps ?
Le temps s’étire ainsi, le travail a été dézingué. La politique à la petite semaine n’était pas l’ambition de Pierre Mendès-France (du lait distribué en classe avec des petits biscuits). La musique envahit la voiture, la nuit vient nous border.
Un rêve : je dévale des escaliers en courant pour arrêter ton roulé-boulé sur les marches. Ta tête est comme un ballon de foot, ou, plus rouge, de volley. À la fin, elle atterrit dans le panier où elle demeure coincée. Les joueuses en short font la ronde sur la piste et se tapent dans les mains.
Zébrures, biffures, griffures, écritures scarifiées sur les bras ou dans le dos, le stylo ne sert plus qu’aux tatouages (peut-on les graver en numérique ?). Ton corps est indemne de ces cicatrices, de ces signes tribaux, quand l’épaule dénudée se transforme en petit tableau de musée (comme celui caché, un temps, par Lacan).
Nous ne sommes pas dans le désert, ni dans une voiture amphibie : les embruns nous visent indifféremment. Le ressac (et le sac) de l’océan proche se manifeste. Odeur d’algues, de coquillages fraîchement déposés sur l’étendue granuleuse.
Musique répétitive à la Terry Riley, écho du rythme naturel et immémorial, incantation souveraine de Lautréamont.
La mer serait donc une ducasse, une fête foraine où les chevaux de bois cherchent à se rattraper et se dépasser les uns les autres, où les avions décollent vers le plafond du manège à toile rouge avant d’atterrir une fois le pompon décroché.
Par étapes, il faudrait quitter la ville, s’en éloigner comme d’une inconnue mystérieuse, et puis un jour revenir, quand la cloche d’alerte a fini de sonner, tout en demeurant sur ses gardes.
Robert Desnos, Corps et biens, Poésie/Gallimard, 1968, page 177) :
« J’étais aveugle et je croyais qu’il faisait nuit
Est-ce bien toi que je nommais la ténébreuse
Ô nuit sonore et lumineuse quand s’enfuit
L’aigle du cauchemar aimé des nébuleuses »
– As-tu faim ?
– D’espoir.
Nous avons croisé de moins en moins de voitures. L’autoroute est loin derrière nous, la départementale est telle qu’elle devait être au moment de l’exode de 1940. Les Stukas sont absents dans les airs, de toute façon ils n’y verraient goutte. Leurs sirènes, quand ils amorcent leur piqué dans les actualités de guerre, ne peuvent concurrencer celles des voitures de police à New-York.
Ajoncs sur le bord de la plage, dune dépourvue de science-fiction, nos pieds nus se font déchirer quand nous nous dirigeons vers les flots. Peu de vent, il s’est dérobé dans trop de voiles.
Entrer dans l’eau serait une tentation si l’on ne faisait jamais demi-tour. Tu me regardes, insouciante, et puis nous plongeons, bras tendus et la joie de chasser par le mouvement palmé des mains cet élément des deux côtés du corps-bâtiment avant qu’il ne refasse surface, les yeux en périscope, tu es là, à quelques mètres, entièrement humide.
Maintenant, c’est le temps de l’oubli – liquide amnésique – et comme le dit Raoul Vaneigem, dans Le Livre des plaisirs (Encre édition, 1979, page 134) : « La flambée de jouissance brûlera les révolutions intellectuelles ».
Un temps de plaisir infini advient, rythmé par la succession des vagues que rien n’interrompt sauf la colère insurpassable des tréfonds. Le silence du regard se tourne alors vers le ciel, noir comme l’aplat d’un tableau de Soulages, quand on est devenu soi-même un simple élément du monde.
Vivre serait donc l’expérience ultime ?
Dominique Hasselmann, auteur, blogger, photographe, a longtemps fait partie du comité de rédaction de remue.net. Il y a publié de nombreuses notices de livres, et des déambulations et rencontres "au hasard de l’objectif". Lire ses blogs Le chasse-clou et L’irréductible.
Dominique Hasselmann sur remue.net
Dominique Hasselmann raconte cette nuit remue sur son blog, L’Irréductible.